© Anne-Van-Aerschot
ƒƒƒ article de Nicolas Brizault
C’est comme si tout débutait dès que l’on s’installe, un peu en avance, dans la salle encore presque vide du Théâtre du Châtelet. Juste en face, la scène, immense puisque sans décor, un mur noir, loin, des fils électriques se conduisant comme il faut, on imagine Barbara passer par là des années plutôt. Sur la scène presque rien donc, du noir, une toile suspendue, argentée, comme un monochrome géant sur un mur, et de l’autre côté, au sol, comme une balle magique pour chat, surdimensionnée et comme abandonnée tout près de ce piano noir, seul pour l’instant. La salle est pleine enfin, encore quelques mots concernant les masques et les téléphones portables, ajoutant aussi qu’une petite pose aura lieu tout à l’heure, pour un changement de décor.
Et le noir complet se fait. Silence. Nous attendons. Et arrivent Anne Teresa De Keersmaeker et Pavel Kolesnikov, la danseuse et le pianiste. Elle portant une robe noire, ne gardant rien de l’opacité que laisserait imaginer cette couleur, lui en débardeur et bermuda, qui ont tous les deux quelque chose de géant, débardeur et bermuda, qui donnent une impression de « jeu » déjà. Silence encore. Et Les Variations Goldberg, BWV 988 démarrent. Bach offert comme à la fois par suspension et évidence. Comme si Pavel Kolesnikov nous prenait entre ses mains et nous apportait vers cette scène noire où Anne Teresa De Keersmaeker débute une longue discussion avec Bach, avec Les Variations Goldberg, BWV 988. Très innocemment, sépare d’abord la musique, la danse. Puis l’évidence revient vite, ces mouvements, la lenteur, la vitesse, la disparition, ce corps et ces notes sont ensemble sur scène, ils se connaissent bien et échangent entre eux.
Corps, musique. Elle et lui. Le temps est présent bouge, joue, remue, meurt et renaît sur cette scène immense et vide. Cette femme glisse sous le piano, s’y retient, le pianiste est danseur, ailleurs, sur ces touches noires et blanches. Ce sont des échanges, une conversation oui, le thème est le même pour ce corps et ce piano devant nous.
Des bruits de pas, ces pieds nus sur le sol que l’on voit, entend. Le « matériel » de la scène s’impose et participe si bien à cette conversation. La vie, la mort, le jeu. Que pensait Bach en écrivant cette musique ? Qu’y voyait-il ? Que voulait-il faire entendre ? Que veut nous offrir de Bach, d’elle-même, Anne Teresa De Keersmaeker ? Une alchimie parfaite, justement parce que brute, saine. Le jeu des mains, photo, flingue. Elle allongée, invisible, des gens qui se soulèvent, curieux, emportés ou qui ne veulent pas rester dans l’inconnu, qui ont peur du vide, de ce faux vide là, devant eux. Nous apprenons à voir les liens entre notes et mouvements, entre notes et obscurité, les échos du travail d’Anne Teresa De Keersmaeker, comme si elle faisait le point avec Bach, avec elle. Pendant ces variations il n’y a pas que de la musique, de la danse. Il y a ce qui pourrait pousser quelques spectateurs à s’enfuir pendant le mini entracte, cette sorte de densité évidente, ces deux présences, côte à côte. Elles sont palpables, elles rebondissent, s’arrêtent.
Lorsque la seconde partie commence, Anne Teresa De Keersmaeker porte un costume clair, pailleté, façon seventies. Et ce costume est comme un album photo qu’elle feuilletterait devant nous, il s’ouvre, oui, il glisse et d’autres costumes prennent le relais, jusqu’à cette chemise rouge, jusqu’à ce dos nu, face à nous. Parfois Pavel Kolesnikov se lève, reste debout près de ce piano noir, et la regarde elle, la voit peut-être allongée au sol. Comment décrire ces instants, comment rendre ces respirations retenues, tout autour ? Les Variations Goldberg, BWV 988 apprennent à regarder. Soulignent les liens entre voir et entendre. Elles nous soufflent, discrètement, que la confiance est là, que ces deux, là, ceux que nous applaudissons, se sont écoutés, se sont observés. Des heures. Et que ce qui pouvait leur être plus ou moins palpable à l’un ou à l’autre, ils l’ont partagé, pour la plus grande joie de Bach, et pour la nôtre : ces moments se sont ajoutés à l’essence de cette salle. Et lorsque nous écouterons à nouveau, ailleurs, par hasard, ces variations, il semble évident qu’Anne Teresa De Keersmaeker et Pavel Kolesnikov débarqueront, à l’improviste. Sous nos applaudissements.
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Les Variations Goldberg, BWV 988, de Jean-Sébastien Bach
Chorégraphie et danse : Anne Teresa De Keersmaeker
Piano : Pavel Kolesnikov
Collaboration musicale : Alain Franco
Assistante chorégraphique : Diane Madden
Scénographie et lumières : Minna Tiikkainen
Son : Erwan Boulay
Assistante artistique : Martine Lange
Coordination artistique et planning : Anne Van Aerschot
Tourmanager : Laura Delaere
Direction technique : Marlies Jacques
Chef costumière : Fauve Ryckebush
Couturière : Emmanuelle Erhart
Habillage : Ester Manas
Techniciens : Jonathan Maes, Quentin Maes, Jan Balfoort
Grande salle
Durée 1 h 45
Du 10 au 13 juillet 2021
En 2019, la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker a donné au Collège de France une conférence intitulée « Chorégraphier Bach : incarner une abstraction ».
Théâtre du Châtelet
2 rue Edouard Colonne
75001 Paris
www.chatelet.com
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