À l'affiche, Critiques // Les Trois sœurs, d’Anton Tchekhov, mise en scène de Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne à Paris

Les Trois sœurs, d’Anton Tchekhov, mise en scène de Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne à Paris

Oct 10, 2017 | Commentaires fermés sur Les Trois sœurs, d’Anton Tchekhov, mise en scène de Timofeï Kouliabine, Odéon-Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne à Paris

© Frol Podlesny

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

 

Un choc ! Un beau, un magnifique choc… Les Trois sœurs de Tchekhov, mis en scène par Timofeï Kouliabine, jeune metteur en scène russe, est un grand moment théâtral unique et rare, précieux. Une mise en scène radicale, épurée, fluide, ne s’embarrassant d’aucun folklore, d’aucune tradition. Une pièce jouée intégralement en langue des signes. Cette contrainte singulière, originale, est un atout formidable et s’avère au final non une audace mais une évidence dramaturgique pour sortir Tchekhov du carcan dans lequel l’habitude sclérosante, pour ne pas dire le cliché, le plus souvent le fige. Se superpose ainsi à ce qui est signé un autre langage, une autre vérité, celui des corps, tendus, exacerbés et des visages aux expressions si mobiles. Si la parole par le signe est ainsi nette et tranchante, directe, dépouillée d’affect et retrouve une pureté, les corps empruntent une voix plus passionnelle, complexe. Et dans ces corps tourmentés, qui cèdent ou résistent, réside le sous-texte tchekhovien. Plus dans l’action que dans le texte lui-même ici réduit à l’essentiel et de fait tranchant comme une lame. Et ce contraste-là offre un bouleversant paysage de l’âme humaine pris dans les rets de contradictions tragiques. La scénographie participe de cette émotion-là et offre une lecture de la pièce inédite. Sur le plateau les murs de la maison sont figurés au sol. Ainsi toutes les pièces sont occupées. Et Timofeï Kouliabine ne lâche jamais les personnages, toujours à vue, en circulation. Il n’y a pas de hors-champs. Ce monde résolument clos, claquemuré entre ces murs enferme les personnages, les exclut comme leur surdité. Subtile métaphore du destin de ces trois sœurs plongées dans le cauchemar hostile d’une ville de province, ne rêvant que de Moscou. Timofeï Kouliabine multiplie les petits détails quotidiens qui font la vie d’une maison. Mais dans ces détails, même ténus, cette agitation quotidienne et bruyante, oui bruyante, toute la psychologie des personnages, leur évolution, lentement se dessine, une autre cartographie apparaît, inconsciente, qui voit les relations naître, se nouer, se déliter. Les conflits éclater. Les espoirs s’amenuiser, la lassitude gagner. L’apogée est ce troisième acte où règne le chaos. L’incendie fait rage dans la ville, sonne ininterrompu le glas, grince le violon d’Andreï. Le plateau est plongé dans le noir, à peine éclairé par les écrans des téléphones portables. On ne voit presque rien mais ce que l’on perçoit est inouï. Et dans cette obscurité et cette agitation, la crise se noue, les aveux se font, la violence éclate. C’est brutal et toute la cruauté de Tchekhov jusque-là contenue, jaillit, incontrôlable. C’est tout simplement prodigieusement mené. Et à ce chaos qui renverse tout, succède un quatrième acte bouleversant de contraste, âpre, épuré, sur un plateau désormais nu où règne soudain le silence éclaboussé bientôt d’une fanfare. Et cette fanfare nous l’entendrons du point de vue des trois sœurs, bruit vibrionnant, assourdissant, qui n’est pas sans faire penser à la révolution qui bientôt, moins de vingt ans plus tard, balaiera leur monde. Mais il y a bien d’autres scènes qui vous happent et claquent, annonçant le drame à venir : la déclaration d’amour de Soliony a Irina, réfugiée dans son armoire, d’une telle violence… Timofeï Kouliabine dirige ses acteurs, qui ne sont ni sourds ni muets, avec une intelligence et une science redoutable, un sens du timing, une efficacité dans les images, lesquelles vous émeuvent par leur composition, leur réalisme poétique sans affèterie, nette, presque sèche. Les acteurs sont tous formidables et c’est même idiot de dire ça. Car ce qu’ils réalisent là, dans cet engagement total, absolu, vous foudroie par leur justesse, leur vérité écorchée. Qui pourrait oublier ici Irina avouant avec lucidité à Touzenbach au moment de l’épouser qu’elle ne l’aime pas ? Et de s’écrouler brusquement. Irina qui quatre actes durant grandit, de l’adolescence insouciante à la maturité lucide et blessée. Et le désespoir de Macha, ce geste soudain, si brusque, agrippée désespérément à la manche de Verchinine son amant pour le retenir, se retenir, comme un aveu irrémédiable. Et le corps rompu de fatigue d’Olga. Tous, jusque Anfissa, la servante, dont la composition, la présence simple vous touche, sont au diapason d’une création formidable d’intelligence et de cohérence.

 

Les Trois sœurs d’Anton Tchekhov

Mise en scène de Timofeï Kouliabine
En langue des signes, surtitré en français et en anglais

Avec Ilia Mouzyko, Anton Voïnalovitch, Klavdia Katchoussova, Valéria Kroutchinina, Irina Krivonos, Daria Lemelianova, Linda Akhmetzianova, Denis Frank, Alexeï Mejov, Pavel Poliakov, Konstantin Télégin, Andreï Tchernykh, Sergeï Bogomolov, Sergeï Novikov, Lelena Drinevskaïa

Scénographie Oleg Golovko
Lumière Denis Solntsev

Du 5 au 15 octobre 2017
Du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h

Relâche le lundi

Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier / Festival d’Automne à Paris
1 rue André Suarès
75017 Paris

Réservations 01 44 85 40 40

www.théâtre-odeon.eu

Réservations Festival d’Automne 01 53 45 17 17

billeterie@festival-automne.com

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