article d’Anna Grahm
Les trois sœurs, c’est un peu l’histoire du Titanic. Elles s’étaient promises un magnifique voyage, elles avaient rêvé d’un bel avenir, mais ces orphelines enveloppées dans leur enfance dorée, qui se berçaient d’illusions au long cours, n’ont pas vu le vent tourner.
Pour nous raconter ce monde en train de disparaître, Christian Benedetti embarque ses protagonistes et son public sur le même bateau. Met en place un dispositif auquel personne ne peut se dérober. Ici, la salle et le plateau sont plongés dans le même bain tumultueux. Et il faut faire d’emblée avec la lumière crue, le tourbillon cacophonique qui se déploie et se laisser balloter et même un peu malmener par la diction précipitée des personnages. La vitesse avec laquelle ils s’expriment désarçonne, prend aux tripes et il faut, pour souffler, s’accrocher au moindre point d’appui qui se présente.
Sauf que lorsque ceux-ci surgissent, lorsque tout soudain s’arrête, lorsque les conversations brutalement cessent et que tous les gestes se figent, il y a comme une impression de vide vertigineux. Le répit est chaque fois de courte durée. Et l’instabilité et le chaos recommencent toujours de plus belle, les personnages reviennent au pas de charge plus rapides, plus exténuants et plus brinquebalants que jamais. Chacun court ici après ses espérances, s’agite au milieu de nulle part et, s’agrippant de sa chaise au piano, s’interpelle sans se regarder, se cramponne à son verbe tournoyant, chacun cherche désespérément comment conserver sa noblesse et son équilibre dans ce lieu détraqué. Un lieu sans père qui est donné sans repère. Juste un mur beige où chacun peut projeter ses attentes. Un lieu où toutes les aspirations sont happées par les petites gens, un lieu où toutes les impatiences sont emportées par la médiocrité impétueuse qui les entoure, que le débit enivrant des mots ne peut contenir. Et que chaque arrêt sur image projette un peu plus vers l’appréhension du néant qui les menace.
On nous oubliera c’est comme ça et personne n’y pourra plus rien. Et ce n’est pas la langue mécanique qui freinera la course du temps, ni l’apparente docilité qui les sauvera de la lente amnésie du cours des évènements. Rien ne viendra arrêter la dégradation progressive de ces sœurs perdues dans la tourmente, qui voient leurs valeurs morales et matérielles s’envoler. Piétinées par leur frère qui, poussé par sa femme, soumis à elle, les spolie, elles le regardent engloutir et ses plus hautes ambitions et – de lâchetés en lâchetés – jusqu’à l’estime de lui-même.
Nous ne faisons que désirer. Le désir de ces femmes à l’épreuve de la vitesse du monde, le désir d’amour déboussolé par la crudité et la brutalité des hommes. Le désir de vivre relégué à ces mines sévères d’institutrice ou d’enfants contrites, le désir d’être soi, hypnotisé par le flot continu de paraître, le désir de liberté mis sous cloche, la soif d’absolu qui sans cesse est balayée par la vulgarité, toutes ces désillusions qui empêchent de faire le grand saut et finissent par les reléguer toutes les trois à leur chambre, à leur lit, à leur mort.
Ici tout le monde se noie. Il faut saluer la sensualité de Macha incarnée par Marie-Sophie Ferdane, ses emportements papillonnants pour échapper au naufrage. Ici tout le monde se débat, les uns empêtrés dans leur manteau militaire et les autres pris dans cette machine infernale qui les fait si semblables, qui les réduit à n’être que de pauvres pantins et finalement les broie. Et si la mécanique gesticulante souvent se grippe, si à intervalle régulier la boîte à musique infernale se tait, pour laisser de l’air à la pensée, le procédé ressemble à un cheval fou. Pour galoper ainsi, il faut être un public bien entraîné.
Tout le long de cette traversée, les tirades filent, fusent, éclaboussent les malheureux passagers qui tentent de survivre. Tout est remuant, fulgurant, sidérant. Pas de sentiment, ni trémolo donc, mais des femmes que l’auteur a si souvent croisées, que le médecin a soignées, qu’il a vu comme des sœurs, trop calfeutrées, trop cadenassées sur elles-mêmes, au point qu’elles déclarent s’en remettre au destin. Parce qu’elles ne savaient pas alors encore prendre leur destin en main, elles ont coulé à pic. Parce que ce déferlement de souffles rappelle d’autres houles, ce spectacle fait l’effet d’une tornade, et le spectateur qui est ici convoqué a bien du mal à en sortir indemne.
Les trois sœurs
Texte Anton Tchekhov
Mise en scène Christian Benedetti
Lumières Dominique Fortin
Assistante Elsa Granat
Avec Antoine Amblard, Alexis Barbosa, Jenny Bellay, Christine Brücher, Christophe Carotenuto, Philippe Crubézy, Daniel Delabesse, Marie-Sophie Ferdane, Laurent Huont, Jean-Pierre Moulin, Nina Renaux, Stéphane SchoukrounDu 29 janvier au 14 février 2015
Mardi 19 h, dimanche 16 h
Tous les autres jours à 20 hThéâtre de l’Athénée
7, rue Boudreau – 75009 Paris
Réservation 01 53 05 19 19
www.athenee-theatre.com
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