© Luca Ianelli

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

D’abord la nuit. Il y a des pages noires à remplir comme des pages blanches. Elles fourmillent, à notre insu, de visions. Au lieu du contraste, du détachement, la nuit remue de leur enfouissement. Elle n’est que processus, apparition et disparition, éternel devenir. En cela nous lui ressemblons profondément. Elle bruisse telle la chrysalide de l’infini, sans jamais que ses créatures ne s’affranchissent de sa matrice. Cette œuvre au noir est une fabrique de l’informe. La forme, repérable, assignable, réductible, n’est pas de ce monde-là. Nacera Belaza travaille au seuil de l’apparition, s’astreint à demeurer en-deçà de la représentation, creusant ce lieu en quête de l’infigurable, tel un raccourci vers l’au-delà de la figure. Rester au seuil de la forme pour pouvoir ainsi faire advenir l’informulable. Les Sentinelles.2 (reprise et extension pour un groupe de neuf danseuses d’un duo créé en 2010 par Nacera Belaza) est un spectre, une danse qui viendrait de loin, depuis les limbes de l’espace et du temps, comme une réminiscence encombrée d’ombres fuyantes, de figures manquantes. Comme une vision à contrejour, contrant la clarté des préjugés, clamant la vérité des impensés qui remontent en chacun comme des songes depuis le fond de l’être. Les Sentinelles.2 met pleinement sa confiance en chacun de nous offrant la liberté d’un vagabondage par une expérience artistique et sensorielle élargissant la conscience en multipliant les paradoxes. Rendre visible l’invisible, danser l’immobilité par l’illusion des apparences, et puis, cette création sonore, bouclant sans fin un extrait enflammé de Sinnerman de Nina Simone, superposant son tempo prestissimo à ces humaines silhouettes d’un calme infini, sur leur chemin de ronde d’une éternelle attente. Vêtues d’habits noirs, les visages mangés par la nuit, elles forment bataillon, en lignes, comme l’armée de soldats de terre cuite enterrés dans le mausolée de l’empereur Qin, montant la garde, ou nous mettant en garde. Les notes samplées du piano de Nina Simone battent la mesure de la transe tandis que notre vision se met à halluciner du fait de l’apparente fixité, démentie par la traversée constatée in fine sur les 60 minutes de la performance. Le mouvement infinitésimal, comme l’infiniment petit, ouvre à l’infiniment grand. Les Sentinelles.2 est une œuvre toute pascalienne, faite de ces paradoxes qui ne sont là que pour dégonder l’esprit humain, lui ouvrir les portes d’une plus grande compréhension de l’être au monde. L’art de Nacera Belaza est un art optique et cinétique produisant ses illusions pour en faire le véhicule de traversées singulières qui nous appartiennent en propre, différentes pour chacun. C’est une éthique du collectif qui vise à émanciper l’individu quand beaucoup de formes aujourd’hui cherchent à l’asservir. Il y aura des fulgurances, des événements mineurs à l’aune de la société du spectacle mais historiques dans la vie d’un spectateur, comme ce premier visage tourné vers le ciel, tombant le masque de l’obscurité qui le revêtait, n’étant plus que cela, un visage en coupe, l’arête du nez comme un bec, se métamorphosant en oiseau mythique. Inouï.

© Romain Tissot

Les Sentinelles.2, chorégraphie, conception son et lumière : Nacera Belaza

Interprétation : Paulin Banc, Marina Bertoni, Mohammed Ech Charquaouy, Meryem Jazouli, Alison Valence, Océane Valence, dont amatrices, Clarisse Chatillon, Ines Fakhet, Catherine Lapeyre, Ghita Serraj, Eva Studzinski

Régie générale : Christophe Renaud

Durée : 60 minutes

Le 9 juin à 20h30 et le 10 juin à 18h30

MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis

9, boulevard Lénine

93000 Bobigny

www.mc93.com

Tél : 01 41 60 72 72

Be Sociable, Share!

•