ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Une création coup de poing. Avec ce goût acre des vérités qui dérangent. Pendant 15 ans Patrick Declerck a suivi les clochards de Paris. On ne disait pas encore SDF dans ces année-là, les années 80/90. D’abord étudiant et ethnologue, incognito, en immersion totale, il se fait embarquer jusqu’au centre d’hébergement d’urgence, à Nanterre. En 1986, psychanalyste, à l’initiative de Médecin du Monde, il ouvre la première consultation d’écoute destiné aux S.D.F. au centre de soins hospitaliers de Nanterre. Les naufragés est un réquisitoire implacable, et sans complaisance aucune. Pas même envers lui-même, impuissant devant cette misère. Témoignage violent, brut, d’une réalité insoutenable, loin des chromos ordinaires et des clichés qui donnent bonne conscience. Rien ne nous est épargné dans ce récit d’un quotidien fait de violence, d’alcool, d’odeur de merde et de pisse, de corps pas lavés, de mauvais vins, de vomissure, de poux et puces. De la folie qui ronge comme la lèpre. De la violence quotidienne et de la mort. Des surveillants sans l’once d’une humanité qui insultent et lavent au jet d’eau et aux balais-brosses femmes et hommes.
De ce récit exemplaire, fait de portraits, d’éclats de vie et d’impressions, de concepts ethnologiques, psychiatrique et psychanalytique, superbement écrit, loin du pensum attendu, Emmanuel Mérieux ne retient que quelques situations et portraits symptomatiques, sans complaisance, de ceux qui dénoncent, illustrent les propos de Patrick Declerck. Particulièrement Raymond, surnommé Puck, à qui deux chapitres entiers dans le livre sont consacrés. Ici donnés dans leur quasi intégralité. Raymond hébergé à Nanterre, servait au réfectoire. Mort de froid à quinze mètres de l’hôpital. Victime d’une administration, d’un système aveugle et sourd, incompétent devant ces tragédies quotidiennes. Et l’obstination de Patrick Declerck pour comprendre ce parcours qui a mené Raymond, son ami, à mourir là, dans cet abris-bus près du poste de garde de l’hôpital. « Ce n’est plus un décès, c’est une démonstration. Une parabole, Raymond. » Le second chapitre, lui, est consacré à la recherche du corps introuvable de Raymond. Enquête terrifiante, absurde, désespérée et désespérante. Ce qui aurait pu être un spectacle tire-larme, voire putassier, est au contraire une création d’une formidable dignité. Rendue à ceux-là, ces naufragés d’une société, ces exclus qu’on refuse obstinément de voir. C’était dans les années 80… C’est aujourd’hui. Et l’on frémit de ce qui nous est balancé comme une gifle sèche. Brutal rappel d’une réalité quotidienne.
Emmanuel Merieu se refuse à tout effet, garde une juste distance, et c’est tant mieux. C’est sans bavure, net et tranchant. Une ligne de crête fragile, ténue, entre théâtralité et réalité. C’est dit comme ça, sans complaisance, sans affect aucun sinon une rage sourde, voire une triste désillusion, une retenue par François Cottrelle, massif, cradingue et dépenaillé derrière son micro duquel il ne bougera pas d’un iota. Pas d’effet, pas de théâtralité exacerbée. Rien que cette parole terrible et nue qui vous happe, vous empoigne et ne vous lâche plus. Tétanisés, nous sommes au- delà de toute émotion. Et dans ce décor d’apocalypse, superbe scénographie, s’engouffre une humanité au rebut, armée d’ombres et de fantômes ravagés, comme échouée là, au pied de cette carcasse rouillée, cette proue ensablée, sur ce quai de bois pourri qui traverse le plateau en ruine des Bouffes du Nord. Et puis il y a cette fin absolument imprévisible et bouleversante qui tout à coup ramène au théâtre, à cette capacité merveilleuse de ressusciter les morts, et là, brutalement, les digues cèdent enfin. L’émotion contenue jusqu’alors lâche prise.
« J’ai voulu pour ces hommes fracassés, sans paroles, sans histoires, sans traces, ériger une sorte de monument. Un mémorial qui leur ressemble un peu. Un peu de travers donc. D’un goût douteux parfois. Quelques pierres sans plus. Presque ruine… » Patrick Declerck. Pour quelques soirs encore le Théâtre des Bouffes du Nord est ce mémorial…
© Loll Willems
Les naufragés d’après le roman Les naufragés, avec les clochards de Paris de Patrick Declerck
Mise en scène d’Emmanuel Meirieu
Adaptation François Cottrelle et Emmanuel Meirieu
Musique Raphaël Chambouvet
Costumes Moïra Douguet
Maquillage Roxane Bruneton
Lumière, décor, vidéo Seymour Laval et Emmanuel Meirieu
Avec la collaboration de Jean-Michel Adam
Son Raphaël Guenot
Avec François Cottrelle, Stéphane Balmino
Du 12 septembre au 2 octobre 2019
Du mardi au samedi à 19 h
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Réservations 01 46 07 34 50
www.bouffesdunord.com
Tournée
8/12 octobre 2019 Théâtre de Namur / Belgique
16/19 octobre 2019 La criée-théâtre national / Marseille
29 novembre 2019 Théâtre du Beauvaisis / Beauvais
14 janvier 2020 La Maison / Nevers
24 janvier 2020 La Machinerie / Vénissieux
04 février 2020 Les scènes du Golf-Théâtre Anne de Bretagne / Vannes
6/7 février 2020 Théâtre l’Air libre / Rennes
19 février 2020 Théâtre de Bourg en Bresse
25/27 février 2020 Théâtre de la Cité-CDN Toulouse Occitanie
10 mars 2020 Théâtre la Colonne-scènes et cinés / Miramas
12/14 mars 2020 Théâtre du Bois-de-l’aune / Aix en Provence
20/21 mars 2020 Le liberté / Toulon
24 mars 2020 Le Salmanazar / Epernay
30 mars 2020 Équinoxe / Châteauroux
9 avril 2020 L’Arc / Le Creusot
14 mai 2020 DSN / Dieppe
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