© Ludivine Venet
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Mortelles ou divines ? Elles ne se nourrissent que de vin et de fumée de cigarettes. Elles n’auront à la bouche qu’Ovide et quelques propositions de Spinoza. Pour nous elles seront les vestales d’une soirée entretenant avec vigueur la flamme poétique, la geste métamorphique qui donne à voir le monde et la vie depuis un tout autre référentiel. Le texte du philosophe hollandais, comme une mise en bouche, réalise un premier déplacement. Principe de relativité : ce à quoi nous assistons est l’œuvre de forces qui nous dépassent, nous transportent, dont nous n’avons même pas conscience. Le spectacle du monde est alors une terra incognita qui résiste toujours aux sciences et à l’entendement quand bien même les frontières du compréhensible s’éloigneraient par l’accumulation des savoirs. Par le chant d’Ovide, par ses Métamorphoses multiples, Malte Schwind met en scène non pas une explication, non pas une raison, mais un processus infini. Deux comédiennes, magiciennes des mots, Naïs Desiles et Yaëlle Lucas, le mettent en œuvre dans un dispositif où le repas se confond avec le partage du poème. On pense à ces festins servis aux voyageurs égarés de l’Odyssée, prétextes à faire fleurir d’autres bourgeons narratifs au tronc de l’histoire. Les récits se peuplent les uns les autres, les histoires se ramifient, les digressions sont autant de régénérations. La parole dont nous sommes les commensaux, assis dans un amphithéâtre de tables, éclot dans le bruit des conversations, se poursuit dans le cliquetis des couverts, creuse l’appétit silencieux. Loin de nous éloigner du texte, le dispositif aiguise l’écoute par une magie que l’on aurait peine à expliquer. Nous sommes, actrices et spectateurs, les convives d’une même table. Peut-être cette communauté de vie et cet attablement font-ils tomber les murs de la représentation en nous ramenant à ce besoin premier : se nourrir. Ingérer devient un acte théâtral pris dans les mailles du filet poétique, éclairé d’une étrangeté toute buñuelienne.
Lorsque Les métamorphoses débute par l’un de ces rituels associés au banquet, cette annonce d’un discours par le carillon d’un verre frappé d’une cuillère, plutôt qu’un effet de mise en scène on n’y reconnaît la petite ouverture modeste qui œuvre à l’écriture collective de l’épopée familiale, repas de baptême, mariage… On sait ce que le tintement d’un verre cristallise de curiosité soudaine, de silence vertigineux. Ce moment où l’on a pris, téméraire, la parole, seul devant l’assemblée. C’est sur cette corde lancée que court la performance de Naïs Desiles et Yaëlle Lucas. Elles possèdent cet art de tendre les mots comme des flèches, les faisant vibrer dans le silence, leur donnant le poids de l’existence qui se mesure en justes temps. Elles sont dans la vérité des mots échangés autour d’une table. La profération du poème changera régulièrement de régime : du récit mythologique, de cet art de conter, de raconter, on glissera dans le témoignage, et enfin dans l’incarnation. Si métamorphoses il y a, il s’agit en premier lieu de celle, prodigieuse, des actrices. Les métamorphoses de Malte Schwind sont avant tout un hommage à la forme théâtrale. A travers ces morceaux choisis, dans une dramaturgie évoluant au rythme du repas, d’Actéon métamorphosé en cerf par Diane, dévoré par ses propres chiens, jusqu’à la mort d’Orphée, ces transformations des apparences se révèlent une gestation des affects. Nos émotions, immatérielles, nous transforment et transforment ceux qui les perçoivent. L’actrice métamorphose le spectateur. Ceux qui prirent part à ce repas s’en trouvèrent changés. Nous sommes, à l’instar de ces personnages mythologiques, des trans en devenir, notre réalité n’est pas faite d’identités, mais est aussi mouvante que la mer. Et comme Pierre Bergounioux (Métamorphoses), chacun peut dire : « Je sais exactement à quelle figure de la procession qui s’allonge chaque jour derrière nous, à quel être de nous-mêmes, imputer chaque soin de la vie présente, ses inclinations, ses hantises, ses travaux et ses fins ».
Les métamorphoses de Malte Schwind sont également à l’écoute de ces variations de chacun, de ces mutations, de ce qui nous altère, par exemple, le lest de la nourriture ingérée, la détente d’un verre de vin. Ainsi, dans sa deuxième partie, après le plat de résistance, le spectacle se déploie dans un temps autre, plus réflexif, plus apaisé, comme s’il lisait en nous une pensée moins rocambolesque, une rêverie plus grave sondant l’écume du chaos. C’est à peu près comme dans un repas de famille après que les esprits se soient échauffés par des récits hauts en couleur, la parole prend par la suite un autre chemin, fait de silences, de réminiscences. Dans la lumière tamisée de cette fin de soirée, les quatre âges et le déluge résonnent de leur grave actualité. Et puis, cette liste infinie d’essences pour décrire la forêt où Orphée se réfugia, ces mots aussi chantants et beaux qu’une langue dont on aurait perdu le sens, ces mots tels les atomes qui composent et recomposent l’incessante révolution du monde, s’égrèneront comme un onguent sur la plaie du désastre offrant un ultime réconfort, malgré tout, aux mortels que nous sommes.
© Ludivine Venet
Les métamorphoses, mise en scène de Malte Schwind
Texte: Ovide, trad. Danièle Robert, Actes Sud et Éthique et Lettres de Spinoza, traduction d’Émile Saisset
Jeu : Naïs Desiles, Yaëlle Lucas,
accompagnées de Malte Schwind et Mathilde Soulheban
Dramaturgie : Mathilde Soulheban
Régie lumière et générale : Anne-Sophie Mage
Construction & conception : Florent Seffart, Charlotte Le Floch et Malte Schwind
Poterie: Malte Schwind
Peinture: Simon Bouillaud et Malte Schwind
Accessoires: Sara Bartesaghi-Gallo et Sarah Anstett
Stagiaires : Thomas Colas, Capucine Vigier et Elise Plaza
Durée : 3h30 avec repas
Théâtre L’Echangeur – Bagnolet
59 avenue Général du Gaulle
93170 BAGNOLET
Réservations : 01 43 62 71 20
du 1er au 5 décembre 2022
du lundi au vendredi à 19h30, relâche dimanche
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