© Jean Louis Fernandez
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Combien de fois dit on merci dans la journée ? la plupart sont mécaniques, bonjour, bonsoir, une ponctuation reflexe, un souffle sensori moteur. Et il y a des mercis qui libèrent, ceux du dernier voyage quand on laisse sur le quai des êtres que l’on ne reverra plus et qui un jour ont été là.
Une ancienne parolière octogénaire, Michka, présente des troubles de l’élocution et de la mémoire, elle ne peut plus rester chez elle. Au sein d’un Ehpad elle est suivie par un orthophoniste et visitée par Marie, sa fille adoptive. Avant de partir pour toujours elle se souvient de ceux à qui elle doit d’être là car un certain jour de 1942 sa mère juive l’a confiée à 2 inconnus chez qui elle trouvera refuge pendant 3 ans sans qu’elle ait pu exprimer sa gratitude.
On arrive au 104 …en chantant, « On va chanter des bouts de chansons, comme je vois que vous êtes chauds » lance un musicien chaussé de sa console. Qui est capable d’aligner Mistral gagnant de Renaud, ou Le Sud de Nino Ferrer ou encore Le Chanteur de Daniel Balavoine jusqu’au bout sans barguigner. Pas brillant en moyenne…passé les na na na… essayez, vous verrez !
Un rideau translucide délimite le présent du bord de scène avec le passé au fond, la lumière dessine une porte qui s’ouvre, un bureau, une chambre d’enfants lors du récit au présent pris en charge par Jérôme l’orthophoniste l’excellent Pascal Sangla, notre musicien.
Et puis arrive Catherine Hiegel, Michka, la bouille réjouie et l’œil qui frise, une gamine que la vieillesse aurait cueillie par hasard, l’air de rien comme une mauvaise blague, qui chantonne avec nous. L’instant d’après, elle est vissée à son fauteuil, tétanisée, sidérée face à …ce qu’elle ne peut nommer, les mots fourchent, trébuchent, s’évanouissent. Elle voudrait les retenir et ne retient rien. Voilà, c’est le début de la fin, les lapsus d’abord, puis les trous et bientôt la mémoire, l’équilibre, elle la perd. Chaque jour dans un Ehpad ménage ses insultes aux personnes qu’on a été, plus personne ne vous touche, ne vous ouvre ses bras.
Les sorties de route de Michka sont drôles car perdre la boule n’est pas perdre l’esprit. Coller « lampe » à « torche », « cocotte » à « minute », épuisant ! Chez Devos malentendus, homonymies et figures de style se télescopaient dans l’absurde mais quelle concentration, combien d’embardées pour qu’un cerveau malade relie l’objet au vocable. Le chant et la musique disent la déroute, le silence de l’attente, de quoi déjà ? Les mots manquent pour décrire l’extrême délicatesse de Catherine Hiegel dans ce rôle de composition, son sourire charmeur, sa séduction jusqu’au bout, Michka est coquette, extrême politesse de la déconfiture. Une comédienne qui perd son texte, sa vie, de la dentelle à jouer, Madeleine Barrault s’enfonçait dans la glaise avec sa petite ombrelle ; fildefériste au bord du gouffre, Catherine avance et esquisse un pas de danse, son dernier tour de piste. Salut l’artiste et au revoir là-haut ! Sa douce complicité avec Laure Blatter à la présence solaire nous enveloppe. Celle-ci, dans le rôle de Marie doit sa vie à Michka qui l’a recueillie, Michka a une dette vis-à-vis de Nicole et Henry qui l’ont sauvée du désastre. Qui et comment remercier avant de disparaitre ? La boucle des gratitudes passe par un mot. Fabien Gorgeart décale le texte de Delphine le Vigan, le sonorise, étire les silences ; le temps ne passe pas suspendu à la densité des situations, des résonnances en écho, à une vibration parlée chantée « chanson, toi qui ne veux rien dire, toi qui me parle d’elle maintenant disparue » à quoi rêve Me Hiegel quand les yeux fermés allongée sur son fauteuil elle murmure d’une voix flottante les paroles oubliées ? à Delphine Seyrig ? à Jeanne Moreau, à Michael Lonsdale ? trop de souvenirs à la fois.
Les bons sentiments font-ils de bons livres ? pas sûr mais murmurés, à peine esquissés, un rai de lumière dans l’eau froide, une main crispée dans le vide, alors oui ils font un grand moment de théâtre. On ne se remet jamais de perdre ses mots. Roulez, roulez petits bolides « que ce soit dimanche ou lundi, soir ou matin, minuit, midi …c’était hier et c’est demain » nous ne vieillirons plus ensemble, finir ça ne s’apprend pas, comme un parfum d’Aragon en sortant du 104…
Merci Me Hiegel.
© Jean Louis Fernandez
Les gratitudes d’après Delphine le Vigan
Adaptation : Agathe Peyrard et Fabien Gorgeart
Mise en scène : Fabien Gorgeart
Musique : Pascal Sangla
Costumes : Céline Brelaud
Lumière : Thomas Veyssière
Avec : Laure Blatter, Catherine Hiegel, Pascal Sangla
Durée : 1h15
Les Gratitudes est édité aux éditions JC Lattès (mars 2019)
Jusqu’au 25 novembre, du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 19h au cent quatre 5 rue Curial Paris 19
Réservation :
www.billeterie.104.fr
Tournée :
29.11 > 09.12.2023 Théâtre des Célestins Lyon
12.12.2023 Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi – Scène conventionnée Choisy-le-Roi
14.12 > 15.12.2023 Théâtre d’Angoulême – Scène nationale Angoulême
19.12 > 20.12.2023 Espace 1789 – Scène conventionnée Saint-Ouen
12.01 > 13.01.2024 Théâtre de la Coupe d’Or – Scène conventionnée Rochefort
16.01 > 17.01.2024 Espaces Pluriels – Scène conventionnée Pau
16 et 17 janvier – Espaces Puriels, Pau
19 et 20 janvier – Le Méta, Centre dramatique national, Poitiers
23 et 24 janvier – Le Grand R, La Roche-sur- Yon
27 janvier – Le Bateau Feu, Dunkerque
30 janvier au 1er février – Le Sorano, Toulouse
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