© Agnes Mellon
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Trois monologues entrelacés en une trame serrée, les récits puissants et sans fard de trois femmes nées en Iran, à Mianeh, au sein des montagnes de l’Azerbaïdjan, au début des années 1960. La mère de Gurshad Shaheman et ses deux tantes. Elles ont connu, engagées de près ou de loin, la révolution de 1979, la désillusion amère, la répression de la République islamiste, la guerre avec l’Irak, l’exil pour deux d’entre elles, la troisième restant volontairement au pays. Récit d’une émancipation arrachée douloureusement avec la ferme conviction de trouver, dans cette volonté absolue d’affronter frontalement sans jamais céder, une vie dominée par la violence des hommes et l’oppression du pouvoir politique et l’obscurantisme religieux, leur liberté. Elles ont fait des études avant d’en être exclues, elles se sont mariées, elles ont eu des enfants, elles ont divorcé. Récit de vies qui auraient pu être ordinaires s’il n’y avait eu ce contexte singulier qui les obligeât à des choix radicaux, entrer en résistance jour après jour pour échapper aux violences domestiques, au patriarcat, au religieux. Et puis l’exil, en France pour la mère de Gurshad Shaheman et en Allemagne pour l’une de ses sœurs, à faire partie désormais de la cohorte des émigrés, à tout reconstruire, déracinées et seules avec leurs enfants. Gagner enfin sa liberté quel qu’en soit le prix. Et revenir en Iran, pour quelques échappées et reconnaître ne plus appartenir tout à fait à ce pays, ni tout à fait à celui qui vous a accueilli. Entre l’intime et le politique, chacune à leur façon, chacune en leur exil, intérieur ou géographique, raconte ce destin par force hors du commun, cette résilience qui en font des femmes, malgré elles, ou qu’elles s’en défendent, puissantes. C’est cru, violent, terrible dans les faits mais Gurshad Shaheman a cette élégance affirmée, dans l’écriture et la mise en scène, de ne jamais verser dans le sensationnel, la surenchère, d’en rester strictement au récit, à cette parole confiée et offerte avec une franchise bouleversante.
La mise en scène participe de ça et désamorce avec justesse, avec une belle simplicité, une sensibilité à fleur de peau, tout effet pathétique et grossier. Trois comédiennes, en des points différents de la scène, racontent ces vies bouleversées avec sobriété, non sans gravité parfois, mais elles ne sont pas seules sur ce plateau métamorphosé pour l’occasion en salon de thé où les spectateurs sont invités à s’installer dans de profondes banquettes et qui bientôt les plongera sans échappatoire possible au sein même de ces destins fracassés. La mère et les deux tantes de Gurshad Shaheman sont là aussi qui vous accueillent, hospitalières et prévenantes. Présences muettes et chaleureuses, elles ne revivent pas précisément au long de ses récits les évènements. Non, ce sont des gestes quotidiens, préparer un repas, composer un bouquet… et parfois, c’est vrai, rejouer, comme au théâtre, maladroitement et non sans humour, une scène cocasse, l’histoire d’un chevreau non sevré. C’est montrer le paradoxe d’une vie ordinaire menée coûte que coûte, avec obstination, comme ultime et unique résistance, pour contrer la violence quotidienne pris en charge ici par ces récits sans concessions, portés avec une retenue remarquable, admirablement par les trois comédiennes. Et ça, ça vous arrache une indicible émotion, tenace et qui ne vous lâche plus au fil de la représentation. Et quand parfois ces trois sœurs chantent, accompagnées de leur fils et neveu veillant ici avec grande attention sur elles, des chansons populaires de chanteurs iraniens en exil, qu’elles amorcent ensembles quelques pas de danse, qu’on s’en défende viennent les larmes jusqu’alors retenues. La force immarcescible de ses femmes traversées de douleurs mais tenaces dans leur volonté émancipatrice et le lien indéfectible qui, malgré la séparation, les lie entre elles, sont là qui éclatent avec une joie libératrice et consolatoire. Et puis soudain, après trois heures d’un chemin de vie hors-norme, de récits exemplaires, chacune s’exprime à son tour, presque timidement, et en quelques mots simples conclue cette création sensible, donnant chacune la clé de ce courage têtu et que nous ne dévoilerons pas ici. Et c’est bouleversant.
© Agnes Mellon
Les forteresses, texte et mise en scène de Gurshad Shaheman
Avec Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar, Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille
Assistanat à la mise en scène : Saeed Mirzaei
Création sonore : Lucien Gaudion
Scénographie : Matthieu Lorry-Dupuy
Lumière : Jérémie Papin
Dramaturgie : Youness Anzane
Régie générale : Pierre-Eric Vives
Costumes : Nina Langhammer
Régie plateau, accessoires : Jérémie Meysen
Maquillage : Sophie Allégatière
Coaching vocal : Jean Fürst
du 5 au 11 février à 19h30
samedi 10 et dimanche 11 février à 17h
relâche le 8 février
durée 2h50
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com
création vue le 3 juin 2022 à la MC93 : Bobigny
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