© Christophe Raynaud de Lage
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Comment se réveiller quand le monde semble virer au cauchemar, quand l’horreur et l’inimaginable nouent leurs noces sanglantes et que notre couche s’environne de monstrueuses tragédies ? Quelle lucidité nous faudrait-il recouvrer pour affronter ce réel proprement… hallucinant ? Dans le délabrement général et le pessimisme ambiant, la pièce d’Ivan Viripaev, écrite en 2012, fait l’effet d’une bombe dont les déflagrations de rire ne masquent pas l’éventrement des certitudes et le dérisoire de l’espérance humaine. Les enivrés affiche d’emblée son programme : les personnages y sont bourrés, éméchés, chavirés, de bout en bout, comme des coings ou des queues de pelle. A la différence d’un Tarkovski pour qui le salut viendra des fous, Ivan Viripaev, probablement moins mystique, l’entrevoit et le pastiche du fond de la bouteille. C’est un évangile des débordements que met en scène avec gourmandise Frédéric Bélier Garcia, s’ouvrant sur un mystérieux : « Sert à quoi tout ça ? » avant de se clore deux heures plus tard sur un « Tu serais pas Jésus-Christ ? ». Une humanité joyeuse en plein déboire, ne sachant plus à quel saint se vouer, cherchant son Seigneur. L’ivresse comme bouche de vérité, mais l’ivresse aussi comme enfance de l’art et conversion de l’homme en clown. Et c’est bien dans cette double proposition, grand écart analytique, que se fondent le texte et la mise en scène : rire de l’homme et voir en l’homme, dans une même perspective.
Les enivrés dégage l’étrangeté d’un rêve éveillé et produit un singulier plaisir, une troublante séduction. La scénographie, les costumes à paillettes ou les fracs, lorgnent du côté de chez Lynch et de chez Fellini avec cette espace circulaire recouvert d’une poudre blanche étincelante, neige et coke à la fois, et ce petit théâtre décati, en fond de scène, dont les rideaux ne s’écarteront que très rarement. Et puis il y a ce gradin juché à cour sur le plateau où d’autres spectateurs sont postés et regardent, avec ce surplomb propre au surmoi.
L’ivresse est ici un artefact, un art consommé du corps burlesque dans tous ses états, l’amenant à toutes les chutes (mais d’avant la Chute originelle). Frédéric Bélier Garcia s’éloigne de tout naturalisme, et c’est parfait ainsi, les traits fusent et s’inscrivent avec netteté. La scène inaugurale est proprement stupéfiante avec sa chorégraphie heurtée digne d’un Chaplin ou Keaton. Tandis que le corps des interprètes emprunte ce chemin de ronde acrobatique et drolatique, le travail des voix aborde un autre continent. L’ivresse n’y est pas un motif, mais une toile de fond sur laquelle la parole est proférée droite, puissante, comme autant d’uppercuts. C’est la jonction de ces deux-là, la parole boxeuse, d’une énonciation sans réserve, performative, ressuscitant les morts, et le corps hyperlaxe, aérien et effondré, angélique, qui confère à ce travail toute son efficace, et lui ouvre le chemin de notre for intérieur. La profération revêt l’éclat mat de coups de hache, s’abattant dans la forêt des mots d’Ivan Viripaev, le dramaturge travaillant lui-même le sillon de la répétition. Par la scansion de ces phrases répétées, véritables coups de boutoir, c’est un assaut qui a cours. Quelque chose se creuse en nous et sur le plateau, quand bien même flotterait un parfum de farce.
La crise existentielle qui traverse la pièce comme une blague que lui aurait fait son créateur tient autant du lard et du cochon, et c’est justement cette incertitude qui la rend émouvante, profondément humaine. Dans l’effusion des corps déliés de l’ivresse, le potache est un potlach, une générosité qui sauve l’humanité de ses démons diurnes. Le mal et la mort affleurent à quelques rares instants. Les enivrés ne se fait pas d’illusion mais s’offre pourtant l’illusion d’un répit, le temps d’une nuit éthylique, le temps d’une soirée à La Commune.
© Christophe Raynaud de Lage
Les enivrés, d’après Les Enivrés d’Ivan Viripaev
Traduction : Tatiana Moguilevskaia et Gilles Morel
Mise en scène : Frédéric Bélier Garcia
Assistante du metteur en scène : Louise Narat-Linol
Collaborateur artistique : Vincent Deslandres
Avec : Cheik Ahmed Thani, Ana Blagojevic, Geoffrey Carey, Sébastien Chassagne, Vincent Deslandres, Oussem Kadri, Jin Xuan Mao, Marie Mangin, Christophe Paou, Polina Rebel Pshindina, Marie Schmitt, Pierre-Benoist Varoclier
Création lumière : Dominique Bruguière
Assistant création lumière : Pierre Gaillardot
Création son : Bernard Vallery
Costume : Pauline Kieffer
Scénographie : Jacques Gabel
Construction décor : David Gondal, Adrien Mares
Régie générale : David Pasquier
Régie lumière : Hervé Gajean
Régie son : Géraldine Dudouet
Régie plateau : David Gondal
Régie de production : Inès Nicolas
Habillage : Sophie Schaal et Jeanne Gomas
Machiniste : Laurent Saligault
Du 19 septembre au 3 octobre 2025
Durée : 2h
Vendredi 19 septembre, jeudi 25, vendredi 26 et mardi 30 septembre à 20h
Samedi 20 et samedi 27 septembre à 18h
Dimanche 21 septembre à 16h
La Commune – CDN Aubervilliers
2, rue Edouard Poisson
93300 Aubervilliers
Tél : +33(0)1 48 33 16 16
https://www.lacommune-aubervilliers.fr
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