© Yanick Macdonald
ƒƒƒ article de JB Corteggiani
« N’oubliez pas de dormir. Ne donnez pas de conseils. Prenez grand soin de vos dents et gencives. », écrivait le poète Ron Padgett dans son recueil Comment devenir parfait. Et puis : « Soyez gentils avec les gens avant qu’ils aient l’occasion d’être nuisibles. » « Si quelqu’un tue votre enfant, faites-lui sauter la cervelle avec un fusil de chasse. »
La journaliste Dorothy Dix dispensait des conseils non moins utiles aux ménagères américaines dans les années 1930-1940 : « Fuyez les inimités et les rancunes » ; « Ne vous prenez pas trop au sérieux » ; « Évitez le désœuvrement »… Des conseils qu’elle a réunis dans un bréviaire publié par le le New York Journal , « Dix commandements pour être heureuse ». Credo central : tu es responsable de ton bonheur. Énorme retentissement. Pendant un demi-siècle, 60 millions de lectrices (et de lecteurs) lisent les chroniques de Dorothy Dix à la recherche de tips pour leur vie conjugale, professionnelle, ou l’éducation de leurs enfants.
Parmi ces lectrices, la grand-mère de Stéphanie Jasmin. Une femme aimable et toujours souriante, vouée à ses sept enfants, qui un jour laisse échapper, d’une voix jamais entendue par sa petite fille : « Tout ça pour ça… » C’est à partir de cette discordance que l’autrice (et scénographe) canadienne a écrit un monologue en dix séquences : « celui d’une voix plus sombre et profonde. la voix d’une femme qui aurait voulu écrire et qui déroule le film de sa vie comme un trop-plein qui déferle, en désordre et en un souffle ».
D’emblée, trois écrans blancs se lèvent autour de la scène, comme des voiles. S’y projettent les images d’une mer cinémascopée. Au centre, une femme (Julie Le Breton) assise devant un rocher feuilleté : les strates d’une vie prête à se dévoiler.
Dans un seul en scène, c’est dans les premières minutes que ça se gagne. Quelle est cette voix prodigieuse et lente, tombale, rassasiée d’années, longtemps dans la pénombre ? Elle dit : « je plonge mes doigts dans la crème et l’étends sur mon visage, je deviens toute blanche, comme les femmes japonaises aux lèvres rouges marchant à petit pas ». Elle dit qu’elle a cent ans. Elle dit encore : « il faut peindre le bonheur sur mon visage, ainsi les autres seront plus heureux de me voir et je serai plus heureuse qu’ils me regardent ». Que cette voix est ensorcelante, que le texte est simple est beau : c’est gagné.
Cette femme sans nom aura plus tard vingt ans, puis soixante, trente, quatre-vingts, quarante, de nouveau vingt ans. Glissant d’un âge à l’autre, au gré des souvenirs, elle évoque une mère indifférente, une enfance chez les bonnes sœurs (les mains sur la couverture, toujours, jamais dessous), un mariage qui verrouille sa vie, toute une existence engloutie par les tâches ménagères et le soin des enfants, puis le soin du mari qui, après avoir frôlé un arrêt du cœur, place son espoir dans le jus de carotte, « un élixir magique qui nous verra vivre cent ans mon mari et moi, l’éternité grâce aux carottes ». Il y a un coin de sourire, parfois, qui nuance le regret, la sensation de ne pas avoir été « dans la bonne vie, au bon endroit ». Et une révolte finale : « j’ai cent ans et je déserte, Dorothy Dix, je ne suis plus une de vos soldates, une fille obéissante, une spartiate du bonheur ».
Habile à moduler sa voix (ses voix), maîtresse du souffle et du rythme, Julie Le Breton fait entendre chaque mot, chaque délicatesse d’un texte qu’elle achève à fond de train, dans un long sprint étourdissant. Elle est exceptionnelle.
© Yanick Macdonald
Les dix commandements de Dorothy Dix, texte, vidéo et scénographie de Stéphanie Jasmin
Mise en scène : Denis Marleau
Avec : Julie Le Breton
Lumières : Étienne Boucher
Musique : Denis Gougeon
Costumes : Linda Brunelle
Diffusion et montage vidéo : Pierre Laniel
Design et régie son : François Thibault
Régie lumière et vidéo : Marguerite Hudon
Assistanat au décor : Marine Plasse
Assistanat aux costumes : Marie-Audrey Jacques
Direction technique : Mélissa Perron
Construction du décor : Atelier Morel Leroux, Lesna, Showtex
Coupe costumes : Michel Savoie assisté de Martine Dubé
Confection : Carole Larivière, Mélanie Goulet, Nathalie Martel
Musiciens : Nathalie Milot à la harpe, Jocelyne Rpy à la flûte, Stéphane Tetreault au violoncelle
Ingénieur du son : Boris Petrowski – Studio Mixart
Durée : 1 h 15
Du du 7 au 26 juin 2022 au Petit Théâtre
Le mardi à 19 h, du mercredi au samedi à 20 h et le dimanche à 16 h (relâche le dimanche 12 juin)
Théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun 75 020
Tél : 01 44 62 52 52
www.colline.fr
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