© Maya Mercer
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Panier de crabes. Un jeune couple en difficulté financière, les huissiers aux trousses, décide de louer leur villa « le Crabe ». La baignoire fuit, le plombier se fait attendre, les locataires débarquent. Un vieux couple et leur chien, qui lui s’est fait la malle. Tant mieux, notre jeune couple devant occuper la niche. Drôle de vieux à vrai dire. Lubriques, méchants. Et envahissants. Tout ça finira par un jeu de massacre. Et la baignoire de fuir toujours. Qu’il est bon d’entendre de nouveau Roland Dubillard, que l’on réduit trop souvent aux Diablogues. Son univers surréaliste, son verbe poétique, coq-à-l’âne et coquecigrue, son humour ravageur, noir ici. Une maîtrise dans les dialogues les plus absurdes, un esprit d’escalier débillardé qui n’en finit pas de s’égarer entre les sous-sols et les hauteurs vertigineuse de notre cerveau. Où la dinguerie de notre humanité l’emporte sur la normalité qu’exprime une langue qui prend la tangente. La folie règne en maîtresse, rien que de très normal pour Roland Dubillard, notre monde est ainsi fait qui ne saurait mentir. Les crabes en est la preuve où au jeu de pince-mi et pince-moi tout le monde tombe à l’eau. Ici on est entre crabes et ce n’est pas aux vieux crabes qu’on apprend à faire des grimaces. On a beau, jeunes tourteaux, claquer des pinces, résister tant bien que mal à cet envahissement, le combat est inégal, tout est cuit d’avance. L’eau monte, la baignoire flotte, les crabes s’entredévorent. Ionesco avait ses rhinocéros, Dubillard modestement ses crabes. Mais le résultat est le même et pas un seul plombier à l’horizon pour colmater les fuites, de toute façon il est toujours trop tard, l’homme est un crabe pour l’homme.
Frank Hoffmann monte cela avec bonheur et allant. Ne rajoute ni ne retranche rien à cette farce noire, nuls gags intempestifs, la situation rien que la situation, qui se suffit à elle-même, suffisamment secouée, tordue. Et quelle situation ! Dirige au cordeau des acteurs qui s’en donnent à cœur joie, jouent avec le plus grand sérieux et un foutu talent un texte qui les mènent dans ce « cauchemar comique » aux confins de l’absurdie. C’est totalement jubilatoire, loufoque et décapant. Maria Machado et Denis Lavant forment un couple génialement monstrueux, tout à leur affaire ici, imprévisible et inquiétant, accordé jusque dans leur épique discorde, méchants et libidineux jusqu’au grotesque, crachant leur haine existentielle jusqu’à tout faire péter. Avec ces deux-là, la langue de Roland Dubillard est à la fête, c’est peu dire qu’il la maîtrise, ils l’incarnent d’un bloc avec un sens de la nuance mâtiné de sérieuse dinguerie. Et face à ces deux-là, nullement impressionnés, ne se laissant pas manger tout cru par leurs aînés, maniant ce verbe avec autant de dextérité, Nèle Lavant et Samuel Mercer sont deux jeunes premiers empreints d’une douce folie, prêt de toujours déraper on le pressent. Ils forment un quatuor complétement cintré et on se dit que oui, à les entendre ainsi, Roland Dubillard avait du génie mais surtout que le non-sens dont il fut un artisan n’était que la vision lucide d’un monde au réel ubuesque et d’une cruauté tragique. La seule différence, c’est qu’il mit, dans cette traversée des apparences, de l’humour ravageur et de la poésie, aussi noirs fussent-ils.
© Maya Mercer
Les crabes, de Roland Dubillard
Mise en scène de Franck Hoffmann
Avec Denis Lavant, Maria Machado, Samuel Mercer et Nèle Lavant
Scénographie : Christophe Rasche
Lumière : Daniel Sestak
Musique : René Nuss
Dramaturgie : Charlotte Escamez / Florian Hirsh
Ingénieur son : Guillaume Tiger
Montage : Jean Ridereau
Assistante mise en scène : Eugénie Divry
Du 20 avril au 26 mai 2024
Le samedi à 21h30 et le dimanche à 17h30
La Scala
13 boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Réservation : www.lascala-paris.fr
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