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Les bonnes, de Jean Genet, mise en scène de Mathieu Touzé, au Théâtre 14

Mar 02, 2024 | Commentaires fermés sur Les bonnes, de Jean Genet, mise en scène de Mathieu Touzé, au Théâtre 14

© Christophe Raynaud de Lage

 

 ff article de Denis Sanglard

Les bonnes de Jean Genet c’est un boulevard qui tourne vinaigre. Une comédie acide qui vire à la tragédie. Dans un décor « Au théâtre ce soir » fermé sur lui-même, boudoir blanc et fleurs artificielles, kitsch de cocotte, Solange (Elizabeth Mazev) et Claire (Stéphanie Pasquet), singent leur domesticité. Violente « cérémonie » sadomasochiste où la seconde vêtue des habits de Madame, pomponnée et coiffée comme Madame, insulte la première réduite à sa stricte condition ancillaire, ses gants de vaisselle empuantis. Solange la rage au ventre étrangle Madame. Mais tout ça n’est qu’un jeu pervers, ultime répétition avant de passer à l’acte. Ces deux-là, crachant leur haine d’une classe dominante qui les exploite et les abêtit, attendent Madame pour enfin solder leur compte après avoir dénoncé Monsieur aux autorités. Madame est enfin là, le tilleul sucré au gardénal (10 gouttes, pas plus) aussi, prêt à être servi. Mais Monsieur est libéré et attend Madame au Bilboquet. Madame repart, oublie son tilleul refroidi. Puisqu’il faut bien en finir d’une façon ou d’une autre avec cet esclavage, puisque qu’il faut tuer Madame, c’est dit, Claire boit le tilleul.

Piéce de Jean Genet  corrosive dans son propos et inclassable dans sa forme qui ne cesse d’osciller en les dynamitant entre plusieurs styles dramaturgiques, ce huis-clos sartrien où l’enfer ici c’est aussi bien les autres que soi, est un pari casse-gueule pour tout metteur en scène sommé de choisir ou pas, entre la farce, le burlesque, la comédie, le boulevard, la tragédie au risque de l’impasse… Mathieu Touzé ne s’embarrasse de rien et embrasse gayment tout ça qu’il pousse aux extrêmes, opérant des virages à 90 degré, grand huit stylistiques vertigineux à vous donner le hoquet, soulignant le chaos intérieur, la psyché secouée et fragile de Claire et Solange passant d’un état émotionnel à l’autre et la théâtralité quelque peu exacerbée de leur comportement toujours imprévisible.

N’omettant pas un côté queer par la grâce de l’acteur Yuming Hey, Madame sur stiletto de 16, créature fantasmée, excessive, archétype fantasque et gay de la femme idéale, changeant de tenues extravagantes plus vite qu’un transformiste, crédible jusqu’au bout de ses ongles peints et laqués dans une caricature de bourgeoise clinquante, une vraie drama-queen exaltée, créature de cabaret ou de kabuki qui s’ignore, inconsciente de sa cruauté et de sa mesquinerie envers la domesticité. Un numéro d’acteur ou d’actrice, au choix, impérial.

(Et une séquence hilarante et génialement saugrenue où Claire et Solange chantent et dansent, bombe de laque ou brosse pour micro, sur une chanson de notre icône gay nationale Mylène Farmer, « c’est dans l’air », pas si anodine que ça dans son choix. Il suffit d’écouter les paroles…)

Claire et Solange sont deux monstres et nulle compassion de la part de Jean Genet qui qui ne voyait pas là un plaidoyer pour les domestiques, loin de là, ni de Mathieu Touzé qui semble bien l’avoir compris et dissèque consciencieusement cette double aliénation et le malaise qu’elle provoque. Au bord de la folie, méchantes par aigreur, la haine en sautoir pour leur condition cristallisée autour de Madame, sœurs ennemies et complices dans un rapport toujours ambivalent et ambigu, voire incestueux, unies par cette volonté criminelle, il fallait bien deux actrices tout aussi monstrueuses par leur talent pour déplier toutes les facettes jusqu’aux plus obscures de ces deux bonnes diaboliques à bout de nerfs, à bout de tout, inspirées des sœurs Papin qui massacrèrent sans sourciller leur patronnes. Mais les réduire à ça, au machiavélisme, à la noirceur serait réducteur. Elizabeth Mazev et Stéphanie Pasquet évitent cet écueil et la caricature. Il y a des sursauts poignants d’humanité, de la souffrance à vif, de la panique de petites filles désemparées, apeurées, une âpre lucidité sur leur conditions abjectes à nous faire chialer jusque dans leur délire paranoïde. Surtout il y a quelque chose de proprement fascinant dans ces deux comédiennes qui les voit se métamorphoser, s’anamorphoser et passer d’un registre à l’autre sans heurt, de la farce la plus noire à la tragédie la plus désespérée.  Les bonnes c’est La Tragédie sortie des cuisines, à portée des domestiques, résumée à un crachat. Toute la subvertion de Jean Genet.

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

 

Les bonnes, de Jean Genet

Mise en scène de Mathieu Touzé

Avec Yuming Hey, Elizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet

Scénographie, chorégraphie et costumes : Mathieu Touzé

Eclairagiste : Renaud Lagier

Régie générale : Jean-Marc L’hostis

Assistante à la mise en scène : Hélène Thil

 

Du 27 février au 21 mars 2024

Durée 1h35

 

Théâtre 14

20 avenue Marc Sangnier

75014 Paris

 

Réservations : 01 45 45 49 77

www.theatre14.fr

 

Tournée :

du 9 au 12 avril 2024 Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine

du 14 au 16 mai 2014 : CDN de Nancy Lorraine

30 mai 2024 La Maison / Nevers, scène conventionnée Art et Territoire

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