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Les amours de la pieuvre, de Rebecca Journo, au Théâtre Le Colombier à Bagnolet, dans le cadre du festival Faits d’hiver

Fév 05, 2024 | Commentaires fermés sur Les amours de la pieuvre, de Rebecca Journo, au Théâtre Le Colombier à Bagnolet, dans le cadre du festival Faits d’hiver

 

© Rebecca Journo

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Les fonds marins augurent le royaume de l’invisible. Il nous faut tendre l’oreille pour y voir quelque chose. C’est un monde en soi. Dans une scénographie qui serait plus de l’ordre de l’installation que du décor, le public immergé dans le dispositif, Rebecca Journo œuvre à une sorte de laboratoire surréaliste, différentes paillasses disséminées alentour : une table patinée d’une matière dégoulinante et visqueuse, ses coulasses vitrifiées, un fauteuil gynécologique, un établi où vrombissent entre les mains d’une opératrice différentes fraiseuses, un aquarium, une table de mixage. L’éclatement de l’espace fusionne pourtant dans une production sonore unifiée et magnifiée comme un grand bain. Par un travail virtuose de sonorisation, amplification, réverbération, mémorisation et répétition en échos et boucles, les gestes prosaïques se déploient dans une autre dimension, vibratoire celle-là. Ainsi du roulement et frottement sans fin d’assiettes sur une table, le frottis de la porcelaine sur le bois convoquant le roulis des vagues, la houle instable et jusqu’aux mouvements des fonds marins.

Les amours de la pieuvre est une pièce d’eau singulière, abyssale, amarrée à la physique des liquides, les mouvements des performers portés par ces mêmes courants. Cette étrangeté énigmatique, ces gestes spiralés, nous rincent immédiatement : lavés de nos attentes, déplacés dans notre regard qui se charge d’une écoute aux aguets, plongés dans un émerveillement sidérant. Rebecca Journo nous hypnotise car c’est bien à une phénoménologie d’un nouveau type à laquelle nous assistons. Les corps nimbés de cette production sonore acquièrent une sorte d’aura, une proximité immédiate enveloppée d’un lointain inaccessible. Les bras ondulent et s’activent dans un machinisme organique. Il y a bien sûr les tentacules affairés de la pieuvre, mais surgissent également des visions d’engrenages, de bielles mécaniques, d’accouplement de pièces. L’autonomisation du mouvement des extrémités dans le ballet des corps renvoyant à l’éclatement de l’espace travaillé concomitamment. On est bouche bée devant cette langue affamée, pareille à un lézard frétillant, entraînant dans son excitation l’entièreté du corps. La pieuvre est amour, délectation, et sans hiérarchie des plaisirs. C’est autant l’appétit des nourritures terrestres que le désir sexuel des corps qui créent son émoi. La pieuvre se colle au vivant, elle est succion infinie, comme un besoin inextinguible de dévoration. Dans ce déchaînement d’envies, la mécanique des fluides est la seule théorie qui vaille. La pieuvre aspire à tous les jus, mandarine, pastèque, eau circulant d’une bouche à l’autre lors d’un mémorable baiser assoiffé…

Par le truchement de micros HF au plus près des corps, ce que l’on voit est superposé à ce que l’on entend. Un luxuriant écosystème, puisant ses ressources dans l’imaginaire sensible de l’auditeur, hybride matière visuelle et sonore. Un chant des baleines pour une main gantée de latex plongeant dans l’orifice d’une bouche, se frottant assidûment à l’émail des dents. L’accouplement de deux pieuvres pour la succion, déglutition, d’un performeur à la tête enfouie dans une pastèque. Les amours de la pieuvre fait dans la métaphysique des tubes, dans l’échange des fluides et par ce surgissement d’un paysage sonore vibrionnant de l’organicité la plus pure est bien volontiers transgressif. Le hiatus entre ce qui est vu et ce que l’on entend est ce même gouffre entre humanité et nature dont nous nous sommes irrémédiablement détachés. C’est cet écart qui effectue la poésie enivrante et burlesque de la pièce. Et, magistralement, pince-sans-rire comme une pince à crabe, propose un transhumanisme d’un nouveau genre. On ne peut manquer d’y adhérer, ventouses obligent, non plus cette exploitation sans fin du monde par l’homme se projetant et s’appropriant tout, mais au contraire l’ouverture de l’anthropocène à d’autres manières d’être vivants. Sous son sérieux facétieux, plus encore qu’une plongée en eaux profondes, Les amours de la pieuvre nous offre un bénéfique décentrement.

 

 

Les amours de la pieuvre, concept et chorégraphie de Rebecca Journo

Création sonore : Mathieu Bonnafous

Création et performance : Rebecca Journo, Mathieu Bonnafous, Véronique Lemonnier, Raphaëlle Latini, Jules Bourret

Collaboration artistique et image : Véronique Lemonnier

Conception et construction des objets et mise en lumière : Jules Bourret

Fabrication accessoires métal : Florent Seffar

Collaboration artistique et création sonore : Raphaëlle Latini

Création costumes : Coline Ploquin

 

Durée : 1h

Le 31 janvier 2024 à 19h30

 

Théâtre Le Colombier

20, rue Marie-Anne Colombier

93170 Bagnolet

 

www.lecolombier-langaja.com

 

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