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Lecture. « La filiation, Copeau, Lecoq, Mnouchkine », Guy Freixe, Editions de l’Entretemps

Avr 23, 2014 | Commentaires fermés sur Lecture. « La filiation, Copeau, Lecoq, Mnouchkine », Guy Freixe, Editions de l’Entretemps

ƒƒƒ Article de  Djalila Dechache

 

 

Voici un livre rare et passionnant

 

 

Que l’on soit étudiant, élève au Conservatoire, spectateur ou simple curieux. En effet, dès le début on est pris à un point tel que l’on ne peut plus s’en détacher. Au cours de la lecture, des images de Jacques Copeau surgissent et se superposent sur ce que l’on peut connaître de la démarche artistique et pédagogique d’Ariane Mnouchkine, « couple en apparence antinomique » comme le souligne Georges Banu dans sa préface et qui revient sur « l’idée d’une lignée française ».

Dans ce livre chaque mot est important, chaque phrase nourrit, chaque partie de l’ouvrage résonne avec la précédente et la suivante. L’ensemble constitue une somme de connaissances éclairantes dont on ne peut plus se passer. C’est l’œuvre d’un pédagogue soucieux de transmission de son savoir et de sa passion. L’ouvrage est composé de deux parties, l’une d’analyse détaillée et l’autre d’entretiens, avec des photos d’archives. Une bibliographie quasi-universitaire complète l’ensemble.

 

«Rêver c’est créer» (Guy Freixe)

La construction de la méthode de Copeau (1879-1949) débute au moment de la première guerre mondiale, lorsque l’homme de scène quitte en pleine gloire son théâtre parisien du Vieux-Colombier, premier Théâtre d’art de France de l’époque. Il s’installe en Bourgogne avec des proches afin de créer une communauté, une « confrérie de comédiens » qui deviendra Les Copiaus, un rêve de troupe, une éthique de facture spirituelle où le collectif prime sur l’individuel, où chacun travaillera sans compter à une œuvre commune, sans place possible pour les egos surdimensionnés, le vedettariat et le carriérisme. Ce qu’il veut, c’est réinventer le théâtre à partir de l’acteur pour qu’il ne soit plus un de ces « faquins que l’on voit sur les planches » dit-il. L’expérience et l’observation lui montrent qu’il y a deux formations possibles, celle de l’improvisation et celle de l’interprétation. Il en parle aux amis Dullin et Jouvet qui depuis le front en 1915 font part de leur enthousiasme de la découverte du jeu improvisé, amis que le Cartel réunira en 1927 et auxquels s’associeront Baty et Pitoëff.

Copeau commence par observer ses enfants à la maison et les enfants en cours, parce que comme le dit Baudelaire « Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté » ; il attend beaucoup d’eux, il veut beaucoup, « il veut le secret du jeu » précise Guy Freixe.

 

« La Comédie Nouvelle ».

Ce qui deviendra l’école du Vieux-Colombier trouve ses fondements pédagogiques et ses moyens avec le travail du corps, la précision alliée au mouvement du cirque, le masque « noble », afin d’ôter toute subjectivité au visage, la musique vocale, le théâtre Nô, la création du chœur et « pas de textes dramatiques avant trois ans ». Lacteur est défini comme un intercesseur. Il doit entrer en contact, par son jeu, avec une partie, indéfinie, invisible de lui-même. Pour s’élever ainsi, en rencontrant le personnage qui incarne ses forces, il doit se préparer, apprendre à s’oublier, se démunir, accepter de n’être rien ». Ce dénuement total rappelle celui des apprenants des confréries mystiques. On le voit, la formation est exigeante et non seulement elle tranche radicalement avec le passé mais elle s’inscrit de plain-pied dans le XXème siècle et au-delà en posant l’usage « du masque comme l’apprentissage d’une langue étrangère ».

Copeau en arrive naturellement au vide du plateau avec « lequel il veut accorder le vide intérieur de l’acteur » : ce sera sa ligne directrice qui sera développée par la propre recherche de grandes signatures du théâtre, Peter Brook et Ariane Mnouchkine bien sûr.

 

« Le corps poétique » (J.Lecoq Actes-sud Papiers)

Jacques Lecoq (1921-1999) construit lui aussi sa méthode à partir de trois éléments forts : Copeau + le sport + L’Italie = Ecole Lecoq que Guy Freixe développe dans un de ses livres précédents « Les utopies du masque sur les scènes européennes » éditions de l’Entretemps en 2010. Lecoq, issu du sport, débute la pratique théâtrale avec l’association Travail et Culture où il suit les cours de Claude Martin, élève de Charles Dullin. Jean Dasté (1904-1994) disciple, gendre et fils spirituel de Copeau, le remarque lors d’une soirée festive à Grenoble et lui propose de rejoindre sa compagnie où il aura en charge la préparation corporelle.

Peu à peu, il tire partie de l’enseignement et des principes fondamentaux de Copeau et met en lumière « un mime théâtral d’action ». Il se rend en Italie à la recherche d’un masque différent qui vise la neutralité, qui contaminera l’ensemble des arts y compris la littérature et la philosophie. Avec G. Strehler et P. Grassi il fonde en 1951, l’Ecole du Picolo Teatro de Milan où les bases de sa pédagogie sont jetées : le masque neutre, la commedia dell’arte, le chœur antique associés à la préparation physique intégrant l’acrobatie dramatique. C’est en rentrant à Paris en 1956 qu’il fonde son école en intégrant ce qu’il a appris de Copeau par Dasté. Son école incarne l’utopie d’une société, d’un nouveau monde prêt à éclore et à se diffuser à l’échelle nationale et internationale.

 

Tout vient du « maitre-rêveur » qu’est Copeau (A.Mnouchkine)

Des générations d’artistes, comédiens, chefs de troupe et metteurs en scène se sont nourris tant à la source Lecoq qu’à celle de Copeau.

C’est le cas d’Ariane Mnouchkine, pour laquelle Guy Freixe reconnaît l’importante capitale de sa démarche, de son travail issu de cette lignée, de cette filiation, mettant au centre l’improvisation comme base d’écriture collective. Elle fonde avec des amis le 29 mai 1964 le Théâtre du Soleil sous forme de coopérative tout d’abord et s’installe à la Cartoucherie de Vincennes en 1970. La Cartoucherie qui est devenue synonyme de lieu incontournable de la Création. Pour les 40 ans de cette aventure vivante qui continue, un programme de festivités est prévu jusqu’en juillet puis repris en septembre 2014.

 

Pour reprendre un mot de Julia Kristeva en évoquant Hanna Arendt, Ariane Mnouchkine est une « compreneuse » qui arrive « à envisager la vie comme un chemin d’école » (…), « un univers enchanté au milieu d’un monde de plus en plus désenchanté ». Son idée du bonheur est l’apprentissage qui passe par les grands textes du théâtre grec et les théâtres d’ailleurs.

Son théâtre devient au fil des années héritier de Copeau, Vilar, Brecht et Lecoq, imbriqué et impliqué dans la société tout en étant au cœur des questions qui agitent le monde.

« Pour qu’il y ait du théâtre, vous n’avez qu’une seconde. Quand vous entrez en scène, l’histoire se raconte déjà. Je veux voir un personnage tout de suite », voilà ce qu’elle dit à ses stagiaires.[1]

Pour A.Mnouchkine, les lois du jeu existent sans appartenir à un courant déterminé, elles sont « mystérieuses et volatiles » formulées par Copeau et le maître Nô Zeami.

Sa stratégie consiste à ne pas savoir, ne pas se reposer sur une théorie, ce que l’on sait est éphémère et peut se retrouver inutile le lendemain. Sa recherche est donc sans fin et vaut pour toute quête de vie tout du long.

 

« Le rêve pousse à l’action » (Guy Freixe)

La boucle est bouclée, du rêve au rêve et de l’utopie à la résistance ; elle reste naturellement ouverte à tout créateur, utopiste, rêveur et artiste qui poursuivra le cheminement ininterrompu par la transmission, la « générosité d’essayer de transmettre à celui qui est derrière vous » dit Ariane Mnouchkine.

C’est ainsi qu’elle revient sans cesse sur les fondamentaux afin d’inventer une langue universelle, la langue du théâtre qui la conduira partout où elle le juge nécessaire. Cette langue qui écrit avec le masque, dont le jeu est porté par la musique (Jean-Jacques Lemêtre, l’artiste de la première heure) parce que la musique estun « tapis volant » qui vient soulever l’acteur de terre.

Cette langue enfin qui englobe « des traditions orientales à la modernité occidentale » sous-titre de la page d’accueil du site internet du Théâtre du Soleil dédiée aux scolaires et à leurs enseignants.

 

[1] extrait de Josette Féral, Dresser un monument à l’éphémère, rencontres avec Ariane Mnouchkine, Théâtrales, Paris, 1995, réédité 2001.

 

 

Bien sûr cela ne vient pas tout seul et tous les aspirants ne sont pas aptes à s’inscrire dans ce sacerdoce il faut bien le dire, c’est pourquoi il faut souligner la tendresse que peut avoir Ariane Mnouchkine envers les comédiens comme « N’écrase pas l’oiseau qui se pose sur ton épaule ! » parce que cet oiseau elle le voit, elle le sent, elle l’accueille en amont de ce qui va advenir.

 

Plus largement, Mnouchkine construit un pont entre Copeau et Lecoq comme une utopie cultivée, fructifiée, nourrie par les créations de l’écriture plateau pour participer à l’émergence d’un nouveau monde.

 

Avec l’universitaire et dramaturge Hélène Cixous, toutes deux iront encore plus loin dans l’exploration esthétique et humaniste qui dépasse le cadre de la scène du théâtre, comme une nécessaire aventure de chacun, où chacun puise de quoi rêver, s’affirmer, de quoi résister, de quoi vivre.

 

 

 

La filiation Copeau, Lecoq, Mnouchkine

Guy Freixe

Editions de l’Entretemps, collection Les voies de l’acteur, 2014

298 pages

www.web183018.clarahost.fr

 

 

 

 

 

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