© Pascale Cholette
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
On est pris d’un doute, sous l’emprise d’une souvenance. Ce carré qui régit la scénographie composée d’alignements de chaises de jardin en plastique blanc, ces êtres fantomatiques avançant en ligne droite, recouverts de longs manteaux blancs, encapuchonnés, sans visage, d’un même élan qui semble les entrainer au-delà d’eux-mêmes, de leur volonté, fœtus propulsés d’un coin à l’autre, portés par d’entêtantes et enivrantes percussions, n’y aurait-il pas comme un air de Beckett ? comme une reprise du fameux Quad, qu’il créa pour la télévision ? Peut-être le terme de reprise ou même de citation est-il impropre pour qualifier le travail d’incorporation de Betty Tchomanga dans ces Leçons de Ténèbres qui scrutent et investissent l’histoire coloniale. Comme il s’est agi notamment d’économie, la traite des esclaves, comme il est question de vaudou, religion et pratique syncrétique d’un rapport au monde inclusifs des autres forces qui le peuplent, absorbant tout ce qu’il rencontre, le terme d’emprunt, qui résonne aussi avec empreinte, est probablement plus juste. Il y a dans le titre retenu par Betty Tchomanga la même logique à l’œuvre. Les Leçons de Ténèbres évoquant en premier lieu certaines compositions musicales liturgiques occidentales du XVIIème siècle, Betty Tchomanga en redéploye le sens, en le déterritorialisant, s’attachant en sept chapitres, scandés telles sept leçons, à performer une traversée des apparences, orchestrant l’irruption d’un visible qui nous était invisibilisé jusque-là. Ces Leçons des Ténèbres, envers du siècle des Lumières, ou plus correctement leur angle mort, opèrent une économie des signes, les détournant, les retournant, comme ces gants blancs, comme ces chaises que l’on associerait volontiers aux mondanités de notre monde contemporain, garden parties, mariages, cérémonies du paraître en tout genre, ici assemblée glaçante des absents, des défunts, des corps chosifiés par la violence de la colonisation.
Le quatuor de danseuses-performeuses est ébranlé par les coups de l’histoire, leurs corps pareils à des roseaux malmenés par le vent mauvais de l’exploitation, embarqués dans la cale d’une histoire refoulée. Si la danse est une puissance du mouvement, elle prend ici la mesure des mouvements souterrains qui structurent sans que l’on y prête attention la tectonique des blessures héritées. Lignes de faille. Lignes brisées. Les corps sont traversés de gestes irrépressibles comme habités, mais il faut aussi entendre par là l’écho de cette traversée primordiale, manœuvrant les corps noirs à fond de cale d’un continent à l’autre.
S’emparant du vaudou, Betty Tchomanga agite les fantômes, certes, et pourtant jamais ne le réduit à l’exotisme de l’étrangeté, qui est un autre mot pour retrancher l’étranger, l’autre, qui serait, cet exotisme, ce folklore, une autre forme et une perpétuation de l’histoire coloniale. Elle pare l’écueil par une prise physique du réel débouchant sur un geste performatif capable de réinterroger avec efficacité, hors les mots, l’indicible en mêlant figuration des signes et vitalité des êtres qui les portent et les mettent en tension. Cette mise en jeu s’apparentant d’ailleurs à une mise en joue. La magie de ces Leçons de Ténèbres est de ne pas créer d’illusion mais d’affronter le réel dans la matière, d’y percevoir avec clairvoyance les soubresauts des souffrances enfouies, de dénicher la survivance du sens dénié dans les corps écartelés d’aujourd’hui, de révéler le douloureux rictus d’une incarnation s’exprimant par ses interprètes à leur corps défendant. Sans état d’âme.
Je n’oublierai pas, sur le rebord de la fosse à l’eau noire comme l’oubli, ces corps retournés au sol, face contre le ciel, offerts au viol de l’équipage nous dit une voix-off, telle l’énigmatique résurgence dans l’articulation des corps de leur usage antérieur, dos cambré, allure d’insecte, têtes à l’envers, visage distordu, déformé et nié par ce renversement même. Alors que le trouble et la féconde étrangeté s’exhalent de ces Leçons de Ténèbres, reprenant tel un leitmotiv la figure du Quad beckettien, quadrature du cercle dont la solution est impossible à trouver comme cette histoire qui ne saurait trouver de résolution, ce sont les mots d’Aimé Césaire qui me reviennent, trouant le champ de la poésie comme Betty Tchomanga fracturant celui de la danse: « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse.. ».
© Pascale Cholette
Leçons de Ténèbres, chorégraphie de Betty Tchomanga
Avec : Amparo Gonzalez Sola, Léonard Jean-Baptiste, Betty Tchomanga et Balkis Mercier Berger en alternance avec Zoé Jaffry
Assistante à la création : Emma Tricard
Lumière : Eduardo Abdala
Espace : Eduardo Abdala, Émilie Godreuil et Betty Tchomanga
Son : Stéphane Monteiro
Composition musicale : Mackenzy Bergile, Folly Azaman, StéphanMonteiro et Betty Tchomanga
Costumes : Betty Tchomanga en collaboration avec Marino Marchand
(Confection perles : Love Aziakou, Jacqueline Houessinon)
Régie générale et plateau : Emilie Godreuil
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