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Leçons de Ténèbres de Betty Tchomanga au Théâtre de Vanves dans le cadre du Festival ARTDANTHE

Mar 15, 2023 | Commentaires fermés sur Leçons de Ténèbres de Betty Tchomanga au Théâtre de Vanves dans le cadre du Festival ARTDANTHE

 

 

© Pascale Cholette

 

ƒƒ article de Nicolas Thevenot

 

On est pris d’un doute, sous l’emprise d’une souvenance. Ce carré qui régit la scénographie composée d’alignements de chaises de jardin en plastique blanc, ces   êtres   fantomatiques   avançant   en   ligne   droite, recouverts   de   longs manteaux blancs, encapuchonnés, sans visage, d’un même élan qui semble les entrainer au-delà d’eux-mêmes, de leur volonté, fœtus propulsés d’un coin à l’autre, portés   par   d’entêtantes   et   enivrantes   percussions,   n’y   aurait-il   pas comme un air de Beckett ? comme une reprise du fameux Quad, qu’il créa pour la télévision    ? Peut-être le terme de reprise ou même de citation est-il impropre pour qualifier le travail d’incorporation de Betty Tchomanga dans ces Leçons de Ténèbres qui scrutent et investissent l’histoire coloniale. Comme il s’est agi notamment d’économie, la traite des esclaves, comme il est question de vaudou, religion et pratique syncrétique d’un rapport au monde inclusifs des autres   forces qui le peuplent, absorbant   tout   ce   qu’il   rencontre, le   terme d’emprunt, qui résonne aussi avec empreinte, est probablement plus juste. Il y a dans le titre retenu par Betty Tchomanga la même logique à l’œuvre. Les Leçons   de   Ténèbres   évoquant   en   premier   lieu   certaines   compositions musicales liturgiques occidentales du XVIIème siècle, Betty   Tchomanga en redéploye le sens, en le déterritorialisant, s’attachant en   sept   chapitres, scandés telles sept leçons, à performer une   traversée   des   apparences, orchestrant l’irruption   d’un   visible   qui   nous   était invisibilisé jusque-là. Ces Leçons des Ténèbres, envers du siècle des Lumières, ou plus correctement leur   angle mort, opèrent   une   économie   des   signes, les   détournant, les retournant, comme ces gants blancs, comme ces chaises que l’on associerait volontiers   aux   mondanités de notre   monde   contemporain, garden   parties, mariages, cérémonies du paraître en tout genre, ici assemblée glaçante des absents, des défunts, des corps chosifiés par la violence de la colonisation.

Le quatuor de danseuses-performeuses est ébranlé par les coups de l’histoire, leurs   corps   pareils   à   des   roseaux   malmenés   par   le   vent   mauvais   de l’exploitation, embarqués dans la cale d’une histoire refoulée. Si la danse est une   puissance   du mouvement, elle   prend   ici   la   mesure   des   mouvements souterrains qui structurent sans que l’on y prête attention la tectonique des blessures héritées. Lignes de faille. Lignes brisées. Les corps sont traversés de gestes irrépressibles comme habités, mais il faut aussi entendre par là l’écho de cette traversée   primordiale, manœuvrant les corps noirs à fond de cale d’un continent à l’autre.

S’emparant du vaudou, Betty Tchomanga agite les fantômes, certes, et pourtant jamais ne le réduit à l’exotisme de l’étrangeté, qui est un autre mot pour   retrancher l’étranger, l’autre, qui serait, cet exotisme, ce   folklore, une autre forme et une perpétuation de l’histoire coloniale. Elle pare l’écueil par une prise physique du réel débouchant sur un geste performatif capable de réinterroger avec efficacité, hors les mots, l’indicible en mêlant figuration des signes et vitalité des êtres qui les portent et les mettent en tension. Cette mise en jeu s’apparentant d’ailleurs à une mise en joue. La magie de ces Leçons de Ténèbres       est   de   ne   pas   créer   d’illusion   mais   d’affronter   le   réel   dans   la matière, d’y   percevoir   avec   clairvoyance   les   soubresauts   des   souffrances enfouies, de   dénicher   la   survivance   du   sens   dénié   dans   les   corps   écartelés d’aujourd’hui, de révéler le douloureux rictus d’une incarnation s’exprimant par ses interprètes à leur corps défendant. Sans état d’âme.

Je n’oublierai pas, sur le rebord de la fosse à l’eau noire comme l’oubli, ces corps retournés au sol, face contre le ciel, offerts au viol de l’équipage nous dit une   voix-off, telle   l’énigmatique   résurgence   dans   l’articulation   des   corps   de leur   usage antérieur, dos   cambré, allure d’insecte, têtes   à l’envers, visage distordu, déformé et nié par ce renversement même. Alors que le trouble et la féconde étrangeté s’exhalent de ces Leçons de Ténèbres, reprenant tel un leitmotiv la figure du Quad beckettien, quadrature du cercle dont la solution est impossible à trouver comme cette histoire qui ne saurait trouver de résolution, ce sont les mots d’Aimé Césaire qui me reviennent, trouant le champ de la poésie comme Betty Tchomanga fracturant celui de la danse: « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse.. ».

 

© Pascale Cholette

 

Leçons de Ténèbres, chorégraphie de Betty Tchomanga

Avec : Amparo   Gonzalez   Sola, Léonard Jean-Baptiste,  Betty   Tchomanga   et Balkis Mercier Berger en alternance avec Zoé Jaffry

Assistante à la création : Emma Tricard

Lumière : Eduardo Abdala

Espace : Eduardo Abdala, Émilie Godreuil et Betty Tchomanga

Son : Stéphane Monteiro

Composition musicale : Mackenzy Bergile, Folly Azaman, StéphanMonteiro et Betty Tchomanga

Costumes : Betty   Tchomanga   en   collaboration   avec   Marino   Marchand

(Confection perles : Love Aziakou, Jacqueline Houessinon)

Régie générale et plateau : Emilie Godreuil

Regard extérieur : Dalila Khatir
Travail vocal : Dalila Khatir et Viviane Marc
Technicien plateau : Bruno Roudaut
Voix enregistrées : Folly Azaman et Fortuné Agossa
Durée: 1h20
vu le samedi 11 mars à 19h00
Théâtre de Vanves (salle Panopée)
Théâtre de Vanves
12 Rue Sadi Carnot
92170 Vanves
réservations : 01.41.33.93.70
https://www.theatre-vanves.fr

 

 

 

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