© Vincent Pontet
fff article de Sylvie Boursier
Le Suicidé, vaudeville soviétique à la devise cynique – « ce qu’un vivant pense, seul un mort peut le dire » – est Sémione, un tire-au-flanc vivant aux crochets de ses femme et belle-mère, chiure de mouche d’un appartement communautaire, l’homme de trop à la Tourgueniev (Le Journal d’un homme de trop). En pleine nuit il réveille sa moitié, affamé, et fuyant la scène de ménage qu’il déclenche, se réfugie à la cuisine, pour bouffer tranquillement du saucisson. Pendant sa disparition ses proches se persuadent qu’il va se supprimer. Pourquoi ne mettrait-il pas un terme à cette vie de chien, en se donnant un bon coup de pistolet ? La rumeur du suicide attire comme des mouches toutes sortes d’individus, un boucher, un artiste, un auteur, un idéologue de l’intelligentsia russe, un prêtre orthodoxe ou une amoureuse passionnée, qui veulent récupérer sa mort à leur profit.
Une charcuterie ressemblant à un révolver dans la poche de Sémione, tous croient a son suicide. Ils veulent profiter de l’aubaine et le proclament martyre de la résistance aux Soviets mais lors de son dernier repas le suicidé malgré lui se rétracte. Le turbo réacteur Nicolaï Erdman déménage sec comme dans Le Mandat où un clou planté dans le mur faisait par inadvertance tomber un pot de vermicelles sur la tête du voisin communiste revanchard.
Stéphane Varupenne signe une mise en scène impeccable qui ne cherche pas à être plus maline que l’auteur lui-même. Il chope magistralement le paradoxe du Suicidé, pochade à la façon du Barbouillé de loin, Hamlet chez les soviets de près et partout pamphlet vitriolé sur une bande de morts vivants prête à acheter la mort d’un citoyen comme un billet de tombola. Le vaudeville devient profondément métaphysique, féroce et sans espoir, politique ou philosophique.
Les deux premiers actes se passent dans une espèce de clapier à étages, enluminure de rectangles gris marronasses avec des trous de souris. Chacun va aux chiottes avec sa lunette, « Mini, mini, mini ça manque d’air, chantait Dutronc », tout est vraiment petit dans leur vie.
On est scié d’emblée par la plasticité dramaturgique de l’auteur à l’égal de son culot, Stéphane Varupenne surfe sur toutes les inventions scéniques que permet ce théâtre d’acteurs.
« Permettez-moi de vous expliquer pourquoi vous vous suicidez », déclare l’allumé du bocal représentant des intellectuels (impérial Serge Bagdassarian).
La course à la récupération est cartoonesque face à un Sémione qui a de moins en moins envie de mourir, c’est le terminus des prétentieux plus bêtes les uns que les autres, tout y passe y compris l’amour (excellente Anna Cervinka obsédée par la pute de son mari).
L’initiation à l’hélicon du futur Suicidé, avec le potentiel comique de cette sorte de grosse caisse avec piston nous voit pliés de rire.
A l’acte 3 on s’étouffe, le plateau s’ouvre sur une saoulerie générale (ah le Gogol Mogol !) dans une salle commune pas loin d’un stand de tir (pan ! pan ça dégomme plein pot), ponctuée par les « Quelle heure est-il ? » angoissés de Sémione voyant approcher l’heure prévue de son trépas. C’est le carnaval des minus sur fond d’attaques contre la Révolution, un cabaret satirique où chacun règle ses comptes façon brèves de comptoir sauf Igor, une sorte de Révizor (formidable Clément Hervieu Léger) qui ne voit que « des masses, des masses, des masses et des masses de masses ». L’alcool aidant, le Suicidé, ivre de la liberté que lui procure sa mort imminente, invective le kremlin « vous lui direz que j’ai lu Marx moi et que Marx moi, je n’ai pas aimé ». Evidemment Staline n’a pas apprécié !
Jérémie Lopez en Sémione a la grâce. Il est ce lâche terre à terre qui s’en fout d’être un homme nouveau et ne demande qu’à jouir de la vie pour peu qu’on lui fiche la paix. Ses tentatives désespérées d’en finir nous soulèvent le cœur avec la gouaille déchirante d’un Patrick Dewaere dans Série Noire qui se tapait la tête contre le capot d’une voiture et mit fin à ses jours en se tirant une balle dans la bouche devant le miroir de sa chambre.
Les numéros d’acteur atteignent un crescendo au dernier acte sur un visuel parodique de la Déposition du Christ. La collection de pieds nickelés prend la pose, s’écoute parler et distribue les jugements définitifs. Le metteur en scène a eu raison de ne pas confondre rythme et précipitation avec ces arrêts images saisissants, ah la transe diabolique du prêtre orthodoxe ! (excellent Adrien Simion) et pan ! L’Eglise en prend aussi un sacré coup au passage.
Après le Mandat à la Tempête en mai dernier, le Suicidé à la Comédie Française, une belle année pour Nicolaï Erdman, ce grand intellectuel ami de Maïakovski, esprit libre à l’écriture virtuose « Je veux vivre…quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre, camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe ». Tel Sémione, l’auteur termina sa vie en chuchotant, réduit au silence par le pouvoir « laissez-nous chuchoter et nous vivrons notre vie, toute notre vie, en chuchotant ». La Révolution a accouché en 1928 d’une société cauchemardesque de messes basses à haut potentiel comique.
Toute une génération chuchote aujourd’hui en Russie ; le rappeur Ivan Petunin s’est suicidé en 2022 pour ne pas être mobilisé, son nom résonne tragiquement avec celui de Fédor Pitounine dit « l’asticot », le vrai Suicidé de la pièce qui a le dernier mot « la vie ne vaut pas d’être vécue ». Comme Sémione, tout un peuple en Ukraine crie « Je veux vivre ».
Drôlissime, tragique et ravageur, allez-y !
© Vincent Pontet
Le suicidé d’après Nicolaï Erdman
Texte français et adaptation de Clément Camar-Mercier (éditions esse que 2024)
Metteur en scène : Stéphane Varupenne
Scénographie : Eric Ruf
Costumes : Gwladys Duthil
Lumières : Nathalie Ferrier
Son : Colombine Jacquemont
Avec : Sylvia Bergé, Florence Viala, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Adeline d’Hermy, Jérémy Lopez, Clément Hervieu-Léger, Anna Cervinka, Yoann Gasiorowski, Clément Bresson, Adrien Simion, Léa Lopez, le comédien de l’académie de la Comédie-Française
Melchior Burin des Roziers et les musiciennes et musiciens *en alternance
Vincent Leterme, Véronique Fèvre, Hervé Legeay*, Martin Leterme*
Du 11 Octobre 2024 au 02 Février 2025
Du mardi au dimanche à 20h30, matinée samedi et dimanche à 14h
Durée 2h20
Comédie-Française
Place Colette
75001 Paris
Réservation : 01 44 58 15 15
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