© D. Thébert
ƒƒ article de Nicolas Thevenot
Le vert a cela d’unique qu’il embrasse dans le chatoiement de son feuillage aussi bien la vigueur du vivant que la froide ombre de l’outre monde. Julia Perazzini drape le sol de son plateau d’un immense velours vert, miroitant pareillement à la trainée d’une mer tout juste retirée : les arêtes noires que forment ses plis rythment par une hasardeuse géométrie son étendue moirée, striée, comme une toile du peintre Simon Hantaï. Dans cet entrelac profondément troublant, dans cet univers qui est une surface changeante au gré des lumières comme l’océan sculpté par l’écliptique solaire, Julia Perazzini se dresse tel un phare au milieu du songe dans lequel nous sommes plongés. Incontestablement sa proposition scénographique alliant simplicité et puissance infinie d’évocation, mouvant sans jamais se figer en une stérile illustration, travaille l’ossature de l’invisible, tend l’absence à la manière d’une membrane dont la porosité laisserait filtrer d’inconscientes images, pulsées par le troublant environnement musical de Samuel Pajand. Les rides qui affleurent à la surface sont peut-être celles d’un visage buriné par le temps, creusé par les larmes, à moins qu’il ne s’agisse des linéaments d’un paysage aride, millénaire. Et puis, la transgression est peut-être aussi de mise avec ce vert qui remplit tout l’espace et recouvre le buste de l’actrice, quand on sait combien cette couleur était frappée d’interdit au théâtre, et si l’on en croit Michel Pastoureau, parce que les costumes ainsi colorés devaient être peints (et non teintés, le pigment étant instable pour cela) d’une préparation à base de vert-de-gris, composé chimique très toxique voire mortel au contact. Le Souper fait des tabous ses commensaux. À la bonne franquette.
Le spectacle de Julia Perazzini, servi dans cet écrin de velours, est une invention sensible, fantasque, construite depuis la disparition d’un frère qu’elle n’aura jamais connu car disparu avant sa propre naissance. Dialogue avec le mort qui est peut-être avant tout un dialogue avec soi-même si l’on veut bien accepter que nous sommes peuplés de ces ombres errantes, que c’est une forme d’altérité qui nous travaille au plus profond de nous-mêmes. Pour donner forme à cet échange, pour donner corps à cette intériorité fragmentée, enveloppe à cette absence, l’actrice fait appel à la ventriloquie mais également à un travail de sonorisation (micro HF) produisant des effets de dissociation entre espace et son. Un nouvel ordre mental s’établit. Ubiquité et dissolution de l’identité, éclatement de sa fermeture, sont à l’œuvre. Les paroles de la sœur et du frère se déversent comme dans des vases communicants. Rien de sinistre dans cette conversation, un zeste d’étrangeté et d’humour assaisonne cette nourriture roborative pour l’esprit. Les mots surgissent d’une détente, d’un repos que l’on pourrait imaginer éternel, d’un balbutiement qui ne dit pas son âge. La dramaturgie avance dans ce tâtonnement, redécouvrant ces petits cailloux blancs perdus dans la forêt de l’enfance. Julia Perazzini se fait porte-voix de l’absent, est menacée elle-même de disparition, et paradoxalement apparaît, se révèle dans ce solo qui se diffracte en duo, singulière, volontaire, étrangère à elle-même et probablement elle-même en cela, affirmant ce profil inexorablement double. En guise de dessert et conclusion, Julia et son frère nous offriront une savoureuse esquisse du mythe d’Orphée et Eurydice. Notre drame réside, nous dit-elle encore (son frère la qualifiant de « grosse causeuse »), autant dans notre manque de confiance envers l’être aimé que dans la défiance absolue suscitée en nous par le portier de l’outre-tombe. Elle a doublement raison.
© D. Thébert
Le Souper, écriture, conception, jeu : Julia Perazzini
Musique live : Samuel Pajand
Collaboration artistique et dramaturgie : Louis Bonard
Assistant scénographie : Vincent Deblue
Lumière et régie générale : Philippe Gladieux
Regard extérieur : Marie-Noëlle Genod
Régie son : Félix Perdreau
Costumes : Karine Dubois
Durée : 1h15
Du 27 février au 6 mars 2024
Du lundi au vendredi à 20h samedi à 18h
Relâche le lundi
TPM
Théâtre Public Montreuil
Salle Maria Casarès
63 rue Victor-Hugo
93100 Montreuil
Tél : 01 48 70 48 90
www.theatrepublicmontreuil.com
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