À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // Le Silence, de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan, à la Comédie Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris

Le Silence, de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan, à la Comédie Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris

Fév 10, 2024 | Commentaires fermés sur Le Silence, de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan, à la Comédie Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris

 

© Jean-Louis Fernandez

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

Le désordre n’est qu’apparent. Il est comme les reliefs d’un repas, les repentirs d’une peinture : il signe muettement un passé dans la matière du présent. Des cartons de déménagement s’accumulent en pile dans un coin, des étoffes trainent sur le canapé, assiette et couverts n’ont pas été débarrassés de la table en marbre. Dans la pièce de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan, comme s’ils étaient pris dans les phares d’une voiture, l’effarement désarticule les vivants. Ils évoluent en saccade comme sur un disque rayé, leurs déplacements vides d’intention ou réduits à la plus simple utilité, tournant à l’absurdité. La prostration clôt le moindre élan. Ce qu’ils donnent à voir, ce serait le creux de la vie quand elle a perdu sa raison d’être : ne reste que l’empreinte des gestes du vivant. Le fossile de ce qu’ils furent. Le Silence est l’expérience au plateau d’êtres vitrifiés par la lave de la douleur. Il y a du Pompéi dans ces corps courbatus et dans ce décor bourgeois tout en velours mordoré. Quelque chose d’une éternité monstrueuse, suggérée par les images allégoriques en noir et blanc projetées en surplomb de la scène, a fondu sur la banalité du quotidien. Le temps semble lui-même s’être absenté.

Pour concevoir leur projet, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix se sont inspirés de l’œuvre du cinéaste Michelangelo Antonioni. Non pas de l’un de ses scénarios, mais de sa démarche, de sa quête au plus près des corps et des visages silencieux faisant advenir dans le délitement de la narration un autre récit, ineffable, marqué du sceau de l’intériorité. Le Silence est effectivement une pièce écrite avec peu de mots, comme un solde pour tout compte à l’heure de la fin. Le silence n’est pas pour autant l’absence. Il nécessite bien au contraire un supplément de présence, accomplie ici par le remarquable travail d’incarnation des comédiens. Marina Hands et Noam Morgensztern, bientôt rejoints par Julie Sicard et Stéphane Varupenne, sont les porte-paroles d’un drame muet, à leurs corps défendant. Leur silence est d’une éloquence dont les mots seraient incapables, une éloquence autrement chargée qu’un déchainement de mots. C’est à cet endroit précis que la pièce et les acteurs nous convient. Dans ce théâtre de faits et gestes arrêtés, suspendus ou brusquement accélérés, l’ordre du monde est comme déphasé, les objets les plus insignifiants prennent une autre consistance comme les corps. Ils semblent prendre le dessus. Les actes se défont pour n’être que pulsion, se découvrent rituel d’une impossible cérémonie. On pense au théâtre chamanique de Bruno Meyssat. L’étrangeté devient l’ordinaire d’un grand dérèglement. Marina Hands ainsi se glisse bestialement sous le pull de Stéphane Varupenne affalé sur le canapé, comme l’immémoriale grotte d’un désir indiscriminé mêlant réconfort et sexe : quand elle s’effondre au sol, vision troublante d’une femme glissant hors du giron, s’accouchant d’un homme.

Si Le Silence officie dans l’ombre projetée d’Antonioni, un autre cinéaste, Tsai Ming-liang, pourrait également avoir droit de citer. Comme dans les films du réalisateur taiwanais (La rivière, The hole, etc.), les acteurs-personnages de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan évoluent silencieusement sans préalable d’exposition, sans contexte aucun, partageant seulement un même espace pouvant se lire comme un rébus. L’histoire fait défaut. Ce qui les lie socialement n’est plus une donnée d’entrée mais se reconstitue secrètement dans une progression indicielle, l’aphasie de l’œuvre agissant comme un effacement de la fiction au bénéfice d’un présent cueilli dans une épaisseur toute documentaire, performative. L’expérience du spectateur est de l’ordre de l’épiphanie (que l’on ne révèlera pas ici) : se chargeant au fil de la représentation d’une douleur sculptant la matière spectaculaire à la manière d’un gisant, la pièce se cristallisa et m’étreignit sans prévenir par un simple « bonsoir », fondant ses griffes comme une soudaine et brutale compréhension de l’histoire fantôme qui hantait le plateau. Étrange et prodigieux comment ce mot insignifiant, dans le timbre de l’acteur, dans sa vibration subtile, avait pu rassembler et révéler dans un infime instant le drame qui muettement faisait signe jusque-là et nous livrer le fin mot de l’histoire qui est celle d’une fin. A la manière d’un ruban de Moebius embrassant les deux faces de l’acte théâtral, à savoir ses acteurs et ses spectateurs, Le Silence déroule sa ligne de faille. Tropisme d’une déflagration de douleurs dont les corps se font les ventriloques, il submerge subrepticement le spectateur lui faisant prendre sa part active au drame dont il n’était que le sémiologue. La frontière entre monologues intérieurs des personnages, lisibles dans la transparence virtuose du jeu, et parcours émotif du spectateur, tel un autre chemin parallèle, s’efface alors dans une bouleversante symbiose, archaïque et cathartique. Nous sommes alors les commensaux, de part et d’autre de la scène, de la dévoration des peines.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

Le Silence de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan d’après l’œuvre d’Antonioni

Avec : Julie Sicard, Stéphane Varupenne, Marina Hands, Noam Morgensztern, Baptiste Chabauty, le chien Miki et la voix de Nicole Garcia

Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan

Scénographie : Anouk Maugein

Costumes : Suzanne Devaux

Lumières : Claire Gondrexon

Vidéo : Jérémie Bernaert

Musique originale et son : Lucas Lelièvre

Collaboration artistique : Romain Cottard

Assistanat à la mise en scène : Mathilde Waeber de l’académie de la Comédie-Française

Assistanat au son : Ania Zante de l’académie de la Comédie-Française

 

Du 31 janvier au 10 mars 2024

(du mardi au dimanche à 20h30 sauf dimanche à 15h et le mardis 6 et 13 février à 19h)

Durée 1h20

 

 

Théâtre du Vieux-Colombier

21 rue du Vieux-Colombier

75006 Paris

Tél : +01 44 58 15 15

www.comedie-francaise.fr

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed