© Jean-Louis Fernandez
article de Nicolas Thevenot
C’est une lande en pente qui nous fait face, et se termine en une jetée scindant l’orchestre en deux. C’est, après une nouvelle production de La nuit des rois en 2019, Le Roi Lear qui enfin fait son entrée à la Comédie Française. C’est une commande qui répondait à une envie de jeunesse du plus si jeune Thomas Ostermeier. C’est d’ailleurs un peu le thème de la pièce de Shakespeare : la confrontation belliqueuse de la jeunesse et de la vieillesse. L’accession au pouvoir dans le flux générationnel, la possibilité de mettre en scène, de se faire obéir et de ne plus obéir. Une inversion des rôles. La distribution opérée par le maître allemand s’appuie sur un savant dosage entre tête d’affiche, figures historiques (citons Denis Podalydès dans le rôle-titre, Marina Hands, Éric Génovèse…) et sur la jeune garde de la troupe (quel plaisir de revoir Sephora Pondi que l’on avait tant aimée dans Désobéir de Julie Berès !).
On ne rappellera pas l’histoire du Roi Lear, mais seulement cette scène inaugurale de la pièce de Shakespeare : le vieux roi, souhaitant transmettre et partager son pouvoir et ses biens entre ses trois filles, exige d’elles qu’elles expriment de la meilleure façon qui soit l’amour qu’elles portent pour lui, le roi ayant décidé de répartir en proportion du plaisir que lui procureront ces déclarations. Il apparaîtra très vite que les discours les plus flagorneurs ne reposaient sur rien, sinon l’envie de prendre sa part et la place de l’ancien. L’intrigue elle-même repose donc sur un vice caché dans l’ordre du discours, sur la raison des mots et la folie des mêmes mots. Très vite, immédiatement pourrait-on pratiquement dire, on fera malheureusement le constat que quelque chose cloche dans ce Roi Lear, on aura beau tendre l’oreille, quelque chose y manque. En premier lieu : une langue, ce qui semble un comble au regard de ce qui travaille la pièce de Shakespeare. On a beau aimer Olivier Cadiot comme écrivain, on avouera avoir peu goûté son travail de traduction, la réécriture du texte semble l’avoir complètement vidé de sa sève. L’écriture est très lisible, très audible, mais c’est comme si dans cette simplification extrême, dans ce souhait louable de le rafraîchir à l’air du temps, le verbe s’était perdu en route. Le texte est lisse et plat comme la lande. Il y a un travail de rythme, mais il n’y a pas de flux. C’est comme si la parole en ressortait anémiée. Les mots collent à leur sujet, il n’y a plus aucun double fond. On a le sentiment d’avoir affaire à une réécriture pour Netflix.
La mise en scène de Thomas Ostermeier, sa direction d’acteur, doublent la pleine étendue du texte d’un aplat dramaturgique, sans plus aucune poésie, relief ni polysémie. Le metteur en scène travaille à une efficacité du sens, qui finalement l’écrase dans un sens unique, et rend vain le projet. Le plus symptomatique étant au final ce Roi Lear en fauteuil roulant, réduit à la seule condition de vieux en EHPAD (« J’ai été terriblement maltraité »)… quelque chose finit par tomber littéralement sous le sens. Et la pièce nous tombe des mains. A force d’élaguer, d’aplanir, d’expurger ce qui ne rentrerait pas dans le moule, d’assagir le texte de Shakespeare pour le réduire à une fable qui s’inscrirait facilement dans les traces du présent, à force de vouloir rendre ce Roi Lear proche de nos questionnements contemporains, y compris avec quelques effets de connivence, il nous est irrémédiablement étranger et nous laisse de marbre… trop collé à nous, nous n’avons plus de distance pour le voir ou l’entendre. Cette distance ? L’art et le poème…
© Jean-Louis Fernandez
Le Roi Lear, d’après Shakespeare, mise en scène de Christoph Marthaler
Avec : Éric Génovèse, Denis Podalydès, Stéphane Varupenne, Christophe Montenez, Jennifer Decker, Noam Morgensztern, Julien Frison, Gaël Kamilindi, Marina Hands, Claïna Clavaron, Séphora Pondi, et les trompettistes : Noé Nillni, et, en alternance, Henri Deléger, Arthur Escriva.
Traduction : Olivier Cadiot
Adaptation : Thomas Ostermeier et Elisa Leroy
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène : Elisa Leroy
Scénographie et costumes : Nina Wetzel
Lumière : Marie-Christine Soma
Vidéo : Sébastien Dupouey
Musiques originales : Nils Ostendorf
Réglage des combats : Jérôme Westholm
Assistanat à la scénographie : Zoé Pautet
Assistanat aux costumes : Magdaléna Calloc’h
Durée : 3 heures environ
Du 23 septembre 2022 au 26 février 2023
Dates et horaires selon le calendrier de l’alternance de la Comédie Française (matinée à 14 h et soirée à 20 h 30)
Comédie Française – salle Richelieu
Place Colette, Paris 1er
www.comedie-francaise.fr
Tél : 01 44 58 15 15
Diffusion au cinéma partout en France le 9 février 2023 (en partenariat avec Pathé Live)
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