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Le Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Mar 19, 2019 | Commentaires fermés sur Le Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

 

© Jean-Louis Fernandez

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

C’est un protocole d’adieu, bouleversant, celui d’une génération flamboyante, vite cramée, fauchée par le sida, celle de Koltès, Guibert, Copi, Lagarce… Une génération homosexuelle qui s’inventait au jour le jour un présent pour oublier un passé qui ne lui appartenait pas, ou si peu, dans l’urgence absolue d’être et ne plus vouloir paraître, trouver sa vérité enfin, ignorant qu’elle n’envisagerait bientôt plus le futur qu’elle contribuait à inventer. Une génération qui se voulait cynique et qui n’était qu’écorchée vive. Vite condamnée. Une misanthropie joyeuse et féroce, lucide et volontaire au risque de l’incompréhension. Le temps des amis fidèles, peu, et des amants infidèles par poignées, pour ne jamais s’engager ou si précautionneusement, si maladroitement. Juste cette peur qui vous taraudait, celle de l’engagement, même pour une nuit, même dans les backrooms, quand la mort rôde et qu’il ne reste que peu de temps à vivre. Le Pays lointain c’est un peu ça, c’est tout ça et bien plus encore. Ultime pièce, testamentaire, de Jean-Luc Lagarce comme un cadeau donné avec grande précaution, délicatement et subrepticement posé là avant de disparaître brutalement. Le bilan d’une vie, le témoignage d’une courte époque qui joue les sales prolongations, une fable pour les générations à venir. Parce que tout semble, toujours, recommencer. Et qui en son temps, cruelle ironie, ne fut pas reçue. Il a fallu attendre l’obstination de François Rancillac à l’aube des années deux mille pour découvrir cette pièce flamboyante et générationnelle qui ressasse, augmentées, les mêmes préoccupations que dans son œuvre, une dernière variation autour d’un même thème, le retour de l’enfant prodigue, l’aveu impossible. Louis revient dans sa famille, dans son pays, pour annoncer sa mort prochaine. Mais il ne vient pas seul, c’est tout un cortège qui l’accompagne. Sont là les compagnons d’une vie, vivants et morts. Cette famille que l’on s’est choisie, la famille élue, décorsetée des conventions ou qui se voudrait telle. Les amants, ceux d’un soir, à peine vus déjà disparus. Les autres encore, les guerriers, qui se détachèrent découragés ou restèrent, obstinés comme « l’amant mort déjà », le préféré ou du moins qui voulut le croire. Et l’ami « longue date », le bien-nommé, celui qui veille, protège, lucide, peu disert, silencieux, toujours à l’écoute, sacrifié volontaire. Chronique amoureuse, litanie et suppliques d’amants qui supplée au silence têtu de Louis, l’aveu qui ne vient jamais, jamais ne viendra sans doute. Ils sont tous là donc qui dessinent par fragments, à chacun sa vérité, vraie ou fausse, le portrait de Louis. Et par incidence le leur. Et puis ceux de la famille, la vraie, restée au pays, la sœur, le frère, la belle-sœur et la mère. Et le père, mort lui aussi. Qui ont tant à dire, à reprocher, et qui achève le portrait, assénant leurs quatre vérités pour cracher enfin une souffrance, la leur, devant cette absence qui les met à nu, à vif. Et vouloir rassembler soudain ces deux familles c’est tenter au risque de l’échec prévisible de nouer le passé au présent, une tentative de réconciliation avec soi-même avant la mort qui vous mord aux chevilles. Pas de temporalité ici mais une chronologie qui se chevauche, un présent comme recomposé, une mise à plat linéaire, le temps d’une fable, d’une existence où vivants et morts dialoguent autour d’un mystère, Louis. Et cette parole circule comme ce bouquet de fleurs apporté qui embarrasse, dont on se débarrasse comme on peut et n’en finit pas de passer de mains en mains. Déposé au pied des morts, père ou amants, offert aux vivants, la mère, la belle-sœur, pour revenir et finir en toute logique dans les mains de « Longue date », juste avant l’ultime regret de Louis, plus que l’aveu, ce cri qu’il n’aura jamais poussé non plus, préfigurant sans doute là sa disparition prochaine, un bouquet en attente d’être déposé sur sa tombe par l’unique ami fidèle pas encore découragé. Lagarce touche ici au mystère d’une vie, nos mille et uns arrangements, nos tricheries, nos mensonges. Louis n’est pas un héros, c’est un enfant de son siècle, celui d’un affranchissement crâne à peine commencé, déjà fracassé devant une réalité, une saloperie de virus qui fauche vos espérances pas encore amorcées. Alors on s’arrange, on bricole, on fait comme on peut avec la vérité et les siens. On ment, on se tait, on invente. Le Pays lointain c’est un adieu au monde, joyeux et mordant. D’une ironie féroce et désespérée. Et cette langue si travaillée et précise, tant qu’on la ressace, la fouaille comme on cherche entêté jusqu’à trouver le mot juste, exacte toujours, et le rythme, si singulier qui en découle,  tant reconnaissable chez Jean-Luc Lagarce. Etrange et merveilleux paradoxe de cette langue qui se veut hésitante, répétitive, embarrassée, butée et qui est plus qu’un formidable exercice de style. Lagarce est ce styliste prodigieux qui a fait de la forme même de sa langue un creuset dans lequel chaque personnage trouve son épaisseur, sa grâce, son épiphanie. Ecriture du désastre intime ou collectif, c’est du pareil au même. Ecoutons rien que ça, le monologue du frère, Antoine (Guillaume Ravoire). Ou encore celui de Catherine, (Aymeline Alix). Et c’est ça que Clément Hervieu-Léger met en scène, avec une énergie folle, cette parole sans complaisance mais si terriblement lucide, si terriblement drôle, politesse du désespoir, qui ne cesse de circuler des uns aux autres, cascade, rebondit mais glisse sur Louis, de plus en plus silencieux, tentant de happer le mystère, les mystères ?, d’une vie et d’une génération testamentaire. Une parole qui griffe chacun, spectateur inclus et hante longtemps après le plateau, échos chorale se refusant à mourir. Clément Hervieu-Léger la prend à bras le corps cette écriture, dans ses pleins et ses déliés, sa fluidité heurtée et sa haute précision chirurgicale. Ne bride rien, ne trahit pas. Il ne fait pas acte d’audace mais fait bien mieux, met à nu l’œuvre de cet écorché qu’était Jean-Luc Lagarce, et donc son écriture et sa fable, se dégage de tout artifice, lui rend ainsi toute sa terrible modernité et complexité. Circulation de la parole, circulation des corps Clément Hervieu-Léger tresse l’une et L’autre. Entraîne avec lui les acteurs à son diapason. Tous, tous absolument, résolument engagés et formidables dans cette création, comme en état d’urgence, conscient de faire œuvre indispensable. Eux non plus ne lâchent rien dans cette appréhension de la langue. Elle ne les broie pas elle les exhausse. Jusque dans leur silence, leur sidération. Car si l’on parle beaucoup, on écoute aussi. Il faut la voir là, l’entendre même cette attention envers chacun qui ne quitte jamais le plateau. A se demander si ce sont les acteurs ou les personnages qui écoutent, exercice d’admiration pour l’art de chaque acteur et camarade ainsi offert, ou attention à ce qui est révélé de Louis, la parole énoncée. Les deux sans nul doute. Ce que l’on ressent c’est combien ils se sentent dépositaires de cette parole, de cette œuvre ultime. Pas un personnage qui ne soit dessiné avec justesse et profondeur jusque dans leurs contradictions. On ne peut jouer Lagarce sur la pointe des pieds. La cruauté, car son théâtre est cruel, le désastre du monde ne s’exprime pas autrement que par un engagement total, une confiance en l’œuvre, en l’auteur, au metteur en scène. Nul ne rechigne à la tâche, nul ne se cabre. Il faudrait les nommer tous. De l’immense  Nada Strancar, la mère, à Loïc Corbery, Louis, d’Audrey Bonnet, Suzanne, à Vincent Dissez, Longue Date… et comme Lagarce avait la sienne, Clément Hervieu-Léger a réuni ici sa famille. Et l’on est bouleversé, au-delà de la mise en scène même, de cette prise de relais qui perdure et prolonge une œuvre qui trouve là sa pérennité.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce

Avec Aymeline Alix, Louis Berthélemy, Audrey Bonnet, Clémence Boué, Loïc Corbery (de la Comédie Française), Vincent Dissez, Françoise Nambot, Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro, Nada Strancar, Stanley Weber

Collaboration artistique Frédérique Plain

Musique Pascal Sangla

Scénographie Aurélie Maestre

Costumes Caroline de Vivaise

Lumière Bertrand Couderc

Son Jean-Luc Ristord

Coiffure/maquillage David Carvalho Nunes

 

 

Du 15 mars au 7 avril 2019 à 19h30

Le dimanche à 15h

Relâche le lundi

Odéon / Théâtre de l’Europe

 

 

Théâtre de l’Odéon

Place de l’Odéon

75006 Paris

 

Réservations 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

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