À l'affiche, Critiques // Le Pavé dans la Marne de et avec Jean-Paul Farré, le Lucernaire

Le Pavé dans la Marne de et avec Jean-Paul Farré, le Lucernaire

Oct 25, 2017 | Commentaires fermés sur Le Pavé dans la Marne de et avec Jean-Paul Farré, le Lucernaire

ƒ Article de Corinne François-Denève

© Karine Letellier

Le pavé dans la Marne. Ce « n » adventice dit tout : un n qui ajoute un « pavé dans la mare » à la narration, héroïque et victorieuse, tragique et meurtrière, de la Grande Guerre. Un « n » de négation, aussi : la Guerre de Troie n’aura pas lieu, sans doute, non plus que la Grande (et Longue) Guerre, nous dit Jean-Paul Farré. Défaits dans la Marne dès 14, les Français ne voient guère d’autre solution que de demander un armistice, signé dans la cathédrale de Reims. Dans sa victorieuse foulée, l’Allemagne prend la Champagne et les Ardennes – pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? « Étrange défaite », où c’est reparti comme en 40 ? Alors certes il n’y aura pas de jazz, pas de surréalisme, mais Alain-Fournier pourra écrire la longue série d’ouvrages qui prolonge son Grand Meaulnes. Fatalement, il y aura aussi moins de morts, moins de disparus, moins de familles détruites. Celle de Farré, en particulier, comme il nous le confie dans une sorte d’épilogue à la pièce, où il fait semblant (autre variation sur le « ne » de la négation, le refus du réel), de ne pas en être l’auteur. Il ne dispose pas des carnets de guerre de ses aïeux, ajoute Farré, dans un dialogue fictif avec un spectateur supposément mécontent, qui vient le trouver à la sortie de la pièce. S’ils avaient existé, ces carnets, dit-il, il aurait écrit une pièce de théâtre. Ils n’existent pas, donc, et c’est cette pièce contre-factuelle qu’il nous livre. C’est sans doute dans cet épilogue que Farré, auteur pudique, est le plus émouvant, quand il affirme, sous le masque, que sa pièce est une sorte d’hommage détourné à ces hommes d’un autre siècle, sacrifiés à une cause qui les dépasse. L’affiche du spectacle reprend le prévertien « Quelle connerie la guerre ! ». Nous voilà prévenus. Que les généraux en prennent pour leur grade, que les vainqueurs ravalent leurs drapeaux.

Pendant les premiers temps du spectacle, Farré déroule l’histoire de cette guerre, à sa sauce. Une histoire sur le modèle du « What if ? », donc – et si tout cela avait pu se dérouler autrement ? Farré reprend des éléments historiques, utilise une grande carte pour montrer le système des alliances, évoque des chiffres, convoque des noms, le tout avec la faconde bienveillante d’un instituteur pagnolesque- ou d’un clown, ou d’un Monsieur Loyal qui aurait avalé Stéphane Bern (ou l’inverse, on ne sait). Sa posture « historienne », en tout cas apparemment savante, est évidemment démentie par  un jeu délibérément outrancier (imiter le cheval quand on parle de la cavalerie, par exemple, ajouter des jeux de mots façon bouts rimés en fin de phrase) et surtout l’utilisation d’un dispositif métathéâtral – petit théâtre sur la scène, rideaux rouges, illustrations sonores pléonastiques et répétitives. Le désir de Farré de raconter une autre histoire, plus belle, plus théâtrale, l’emmène sur des chemins hasardeux, ainsi, de la théorie du complot qui voudrait que ce soit un sosie de François-Ferdinand qui ait été assassiné. L’ensemble est assez étrange. Sur scène, en roue libre, un acteur qui a souvent excellé dans les fous. Mais le propos semble souvent aussi, paradoxalement, didactique, pensé pour un débat, des classes (il a d’ailleurs été adoubé par la Mission Centenaire). Ces jeunes gens comprendront-ils que cette histoire, de bruit et de fureur, qualifiée de … « malicieuse uchronie» est racontée par… un fou, précisément ?

Une illustration sonore est fournie par le violon de Muriel Raynaud – Chanson de Craonne et toute la lyre guerrière afférente. Les auteurs y voient une analogie avec L’Histoire du soldat… Comme les bruits de mitraille et les hennissements des canassons, on voit mal toutefois ce que cela apporte vraiment à la pièce, d’autant que Muriel Raynaud s’impose de rester en scène, côté jardin, couturière à blouse bleue qui coud des Guignols, plutôt que des Ninette et Rintintin, ou une robe sur un mannequin, quand elle ne joue pas de violon. Vignette encore une fois gratuite sur le rôle de la femme en guerre, confinée à son petit métier de raccommodeuse de corps de chiffon – et même pas infirmière ou munitionnette ? Lorsqu’elle doit jouer, elle enlève sa blouse, pour montrer qu’elle redevient musicienne – manœuvre lente, chronophage, répétitive – inutile.

Arrêter la guerre, donc. Voilà un but louable. Arrêter la guerre pour pouvoir avoir la chance de connaître ses grands-pères ou grands-oncles, voilà un but admirable. D’autant plus admirable qu’il est impossible, et ne peut donc se vivre qu’au théâtre. Mais ce propos est servi de bien étrange manière, par un auteur-acteur-narrateur à qui sa matière tient sans doute très (trop ?) à cœur, abandonné sur un plateau dans une étrange entreprise qui peine à trouver sa voie. On a pourtant tant détesté la guerre, et tant aimé Farré.

Le Pavé dans la Marne de Jean-Paul Farré
Mise en scène, scénographie et lumières  Ivan Morane
Avec  Jean-Paul Farré
Violon  Muriel Raynaud

Durée  1 h
Du 18 octobre au 3 décembre
Du mardi au samedi à 18 h 30, dimanche à 15 h

Le Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
Réservations : 01 45 44 57 34

 

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