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Le Passé, de Léonid Andréïev, adapté et mis en scène par Julien Gosselin, Odéon Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne  

Sep 23, 2025 | Commentaires fermés sur Le Passé, de Léonid Andréïev, adapté et mis en scène par Julien Gosselin, Odéon Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne  

© Simon Gosselin

ƒƒ article d’Emmanuelle Saulnier

Il faut bien avouer que comme pour la majorité des spectateurs, l’œuvre de Léonid Andréïev nous était largement inconnue, en dépit de la quantité de nouvelles et pièces traduites et publiées grâce au volontarisme du renommé traducteur André Markowicz. En avoir suggéré l’exploration Julien Gosselin était inspiré car de fait il s’agit d’une œuvre très peu jouée en France. De cette œuvre pléthorique le metteur en scène en a retenu cinq textes pour raconter Le Passé… Celui quelque part de son auteur maudit, celui de la Russie, et peut-être même celui du théâtre. Créé le 10 septembre 2021 au Théâtre national de Strasbourg, puis en tournée notamment à l’Odéon, le désormais directeur des lieux, l’a repris pour ouvrir la saison 2025-26.

Comme il le fit ensuite dans Extinction (créé en 2023 et vu au Festival d’Avignon en 2024), Julien Gosselin prend plaisir à imbriquer des textes de registres différents et juxtaposer des esthétiques non moins variées, reposant toutefois principalement sur le filmage en direct sur le plateau, mais essentiellement hors champ. Avec une grande partie des mêmes comédiens, fidèles depuis leur promo commune à l’École supérieure d’art dramatique de Lille, il a échafaudé pour Le Passé une construction particulièrement élaborée des textes et des scénographies, qui peut, ou en tout cas, a de quoi dérouter les spectateurs. Alors qu’il enchâssait deux auteurs (Bernhard et Schnitzler) dans Extinction, Julien Gosselin a intercalé dans Le Passé trois nouvelles au sein d’une pièce principale, la plus longue, et une pièce courte, toutes de Léonid Andreïev. Ainsi, le premier Acte d’Ekaterina Ivanovna est suivi de la pièce Requiem (publiées ensemble aux éditions Mesures en 2021), le deuxième acte se poursuit par L’Abîme, La mer et Dans le brouillard et entre les Actes 3 et 4, c’est l’intermède de La Résurrection des morts qui vient se jouer.

La première difficulté à laquelle est contraint le public est de comprendre au fil des heures ce qu’il y a de commun entre les écrits d’Andreïev qui se succèdent. Les commentateurs ont parlé de la noirceur de sa prose, de la peinture désenchantée qu’il trace de l’humanité et de ses occupants. Cela est incontestablement vrai et offre une certaine parenté avec Karl Kraus dont les Derniers jours de l’humanité présentent un tableau aussi désillusionné, mais avec une ironie plus grande.

Ce qu’il y a de commun entre ces textes assemblés par Julien Gosselin est peut-être davantage l’exploration du surgissement des refoulés de l’être humain. De la sélection de ces textes apparaît en fait l’étonnant intérêt de l’auteur un temps si proche de Gorki pour l’inconscient. A condition d’accepter cette interprétation, l’on appréhende mieux le découpage curieux de prime abord qu’a opéré Julien Gosselin avec la pièce Ékatérina Ivanovna qui sert de colonne vertébrale au Passé et l’obsession scénographique du dedans et du dehors, ou plutôt de l’intérieur et de l’extérieur, du visible et de l’invisible, de ce que l’inconscient cache au conscient, de ce qui peut se montrer et ce qui ne peut l’être, de ce qui doit être souligné de ce qui doit être deviné, de ce qui finit par être exhibé, une fois les tabous tombés, notamment la dimension sexuelle ou l’exhibition des attributs sexuels qui prend une place centrale dans la mise en scène. Les caméras nous font entrer dans des zones interdites ou habituellement inaccessibles au regard, qui vont au-delà de la sphère privée, mais touchent au plus près de l’intime.

La pièce Ékatérina Ivanovna dite réaliste et psychologique jouée une seule fois en décembre 1912 au Théâtre d’Art de Moscou du vivant d’Andréiev, n’est pas celle de la folie et du naufrage d’une femme sombrant dans la débauche, mais celui de la violence du patriarcat, du machisme et de la phallocratie que l’auteur dénonce dans un geste incroyablement précurseur. Si l’on y insérait les mots contemporains de masculinisme, de féminicide et d’absence de consentement, l’on pourrait croire à un texte totalement contemporain. En tentant de tuer sa femme au motif d’un supposé adultère sans y parvenir ou parce que son inconscient aurait détourné son révolver, le mari, par ailleurs fort de sa position sociale de député de la Douma, veut se prouver, plus encore qu’à sa femme, à sa mère, son frère ou ses relations non seulement qu’il a un droit de mort mais aussi de vie, sur celle qui lui appartient. Le départ d’Ekatérina ne la conduit pas forcément contrairement à ce qui est souvent écrit, à la débauche, mais à continuer à fuir la mort, quitte à traverser des instants de crise, magistralement interprétés par Victoria Quesnel, qui la préservent eux aussi des conséquences psychologiques dévastatrices de la folie de son mari. Le fou n’est pas celui ou plutôt celle que l’on désigne. Par ailleurs, Ekatérina n’est pas Desdémone. Le modèle de vertu de l’épouse d’Othello ne l’a ou ne l’aurait pas sauvée. Elle se sauve (partiellement) en suivant sa pulsion de vie. Puis en prenant possession de son corps et de son psychisme, quitte à agir en utilisant les armes masculines, et à ne pas faire ce que la société requiert d’elle. Avec toutes les contradictions internes auxquelles elle est confrontée, notamment sous la pression du retour de son mari et de toute la médiocrité servile, lâche et misogyne des hommes qui l’accompagnent, agissant de concert pour creuser sa culpabilité et la faire plonger cette fois bel et bien dans une forme de démence. Le passé laboure ses sillons, et le rideau se referme comme il s’était ouvert, en grinçant…

Avant cette clôture, la pièce testament, Requiem, publiée en 1916, vient sous une forme de faux dialogue, conter la représentation spectrale d’une pièce fantôme, allégorie de la fin du théâtre ou du rapport de son auteur avec le théâtre ? Et l’on ne peut s’empêcher de voir dans cette assemblée de faux spectateurs une source d’inspiration pour Kantor et sa Classe morte.

L’abîme et Le brouillard (tous deux de 1902) séparés par La mer font rugir encore davantage la bande son déjà trop surchargée pour de nombreux spectateurs, quand bien même la musique conçue par Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde participe pleinement et efficacement à la démonstration de cri et de fureur de ce monde perdu, accompagné par instants d’extraits de valse de Rachmaninoff, de la Chanson de Solveig de Grieg et encore d’Une larme de Moussorgski. Une incise un peu démagogique vient détendre le public en faisant référence au catéchisme wokiste de l’Odéon, au suicide artistique subventionné, etc., avant de poursuivre par la démonstrative masturbatoire d’un jeune homme masqué.

La résurrection des morts (1910-1914) annonce celle qui suivra la danse sacrificielle de Katya et le son de la pluie avant le silence de mort dans la salle…

Sans doute qui trop embrasse mal étreint, mais qu’importe. Le Passé a le mérite de remettre l’écrivain russe militant anti tsariste, puis militant antibolchévique, à sa place, c’est-à-dire celle des grands écrivains du siècle dernier.

 

© Simon Gosselin

 

 

Le passé d’après Léonid Andréïev

Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin

Traduction : André Markowicz

Scénographie : Lisetta Buccellato

Dramaturgie : Eddy D’Aranjo

Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde

Costumes :  Caroline Tavernier, Valérie Simmoneau

Lumières : Nicolas Joubert

Vidéo : Pierre Martin Oriol, Jérémie Bernaert

Son : Julien Feryn

Masques : Lisetta Buccellato, Salomé Vandendriessche

Accessoires : Guillaume Lepert

Assistanat à la mise en scène : Antoine Hespel

 

Avec : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde

Et à la caméra : Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel

 

Jusqu’au 4 octobre 2025

Du mercredi au samedi à 19h30, dimanche à 15h, relâche les lundis et mardis (sauf le 30 septembre)

Durée : 4h20 (dont entracte)

Le spectacle est déconseillé aux spectateurs de moins de 15 ans.

 

Odéon – Théâtre de l’Europe

Place de l’Odéon

75006 Paris

www.theatre-odeon.eu

Réservations : 01 44 85 40 40

 

Tournée : Centre Onassis – Athènes (Grèce) du 16 au 19 octobre 2025

 

 

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