À l'affiche, Critiques // « Le moral des ménages », d’après Éric Reinhardt, mise en scène de Stéphanie Cléau, au théâtre de la Bastille

« Le moral des ménages », d’après Éric Reinhardt, mise en scène de Stéphanie Cléau, au théâtre de la Bastille

Déc 05, 2014 | Commentaires fermés sur « Le moral des ménages », d’après Éric Reinhardt, mise en scène de Stéphanie Cléau, au théâtre de la Bastille

ƒƒ article d’Anna Grahm

8-moral2@ Marc Domage

Familles sensibles s’abstenir

La musique d’Ennio Morricone annonce le drame. La toute puissance de l’imaginaire du cinéma sature le réel pitoyable qui empêche l’affirmation de soi. Les décalages et les artifices sont posés. Au fond, une rangée de vêtements alignés par taille et par couleur. Et au micro, Carsen dans son costume velours bleu ciel à la Cloclo, traîne avec lui ce qui le hante. Tout à son désir de s’arracher à l’anonymat, s’exaspérant de la masse de souvenirs standardisés, il nourrit une haine féroce contre ces existences vaines qu’il incarne pourtant. Mais ça, il ne le réalisera pas tout de suite.

Dans ce western, on chevauche ses vanités et on dégaine son aversion pour la médiocrité. Et on tire sur les mous, les lâches et les faibles, on met en joue tous ceux qui ont bafoué leurs rêves de jeunesse pour se dissoudre dans l’aliénation.

Le justicier Carsen est un défenseur de la liberté, qui n’est elle-même qu’un fantasme, mais qu’il poursuit avec toute l’assurance cynique du cow-boy blasé. L’orgueilleux Carsen s’emploie à démonter les rouages de la répétition, bien décidé à les surpasser. Son écœurement d’avoir été élevé dans un univers étriqué où tout était compté l’amène à se comporter comme un homme triomphant. Mais c’est oublier que les lendemains qui chantent sont dominés par les lois du marché et qu’un chanteur de pacotille, aussi orgueilleux soit-il, sera lui aussi balayé à cause de son manque d’utilité. Mais ça, il le réalisera trop tard.

La mise en scène de Stéphanie Cléau s’appuie sur les redites. C’est le rabâchage qui définit l’espace scénique presque vide, ce sont les rengaines dans lesquelles il s’entortille qui nous renvoient à l’univers rétréci du passé de Carsen. Elles dessinent avec tact les errements sexuels de l’adolescent, sa façon de s’éveiller sur l’odeur d’une robe. Carsen n’a pas digéré le gratin de courgettes hebdomadaire qu’on lui a servi toute son enfance, et n’en finit pas de régler ses comptes, de ressasser, d’en vouloir à la terre entière et surtout au chef de famille, responsable de sa colère. Alors le coupable va morfler, va payer pour toutes ces bornes qu’il n’a pas su franchir. Parce qu’il a été piétiné au bureau, humilié par ses collègues et par sa femme qui en fait tout autant, il sera puni. L’homme visé va mourir trois fois. Une, molesté, écrasé par ses supérieurs, une autre quand il sera sommé de s’expliquer le soir à la maison et une dernière par son fils qui n’en n’a pas raté une miette, qui l’a entendu vomir ses trippes, et qui, hélas s’est construit là-dessus. Dure la vie d’un commercial prisonnier des rythmes de la mondialisation et des rites familiaux, dur le retour de bâton de ces habitudes mécanisées à outrance où les relations finissent par se dissoudre dans la honte et le mépris. Mais la middle class ne connaît que les petits pas du piétinement, ignore le luxe, et la légèreté. Elle n’a pas connu l’insouciance de dépenser à outrance, ni de remplir des caddys rabelaisiens. Non. Chez ces gens-là on ne fait pas de vagues et on surveille son frigo. Chez ces gens-là pas de surendettements, ni d’huissiers, chez ces gens-là on fait fructifier son épargne. Et Carsen ça le met en rogne toute cette mesquinerie, qu’on puisse se tuer à la tâche. Lui le chanteur sans mélodie, ne comprend pas l’oubli de soi, le dévouement sans limite, le temps de Carsen c’est la quintessence de l’égo, de l’artiste qui ne sert à rien.

Après le duel du couple, vient donc le duel père/fils où le fils sacrifie ce père qui s’est sacrifié. Mais l’ultime duel est à venir. Celui de la fille avec son père. Qui fait voler en éclat cet égoïste jouisseur, au nom de toutes les femmes qui se sont tues avant elle, elle prend la parole pour rejeter ce modèle envahissant, indifférent, reconnaissant en même temps ses grands-parents, leur courage et leur discrétion. C’est toute la question de la transmission qui émerge : quelles armes, quels modèles, quels outils dispose-t-on vraiment pour construire son devenir ? La fille empoigne la frivolité de ce père et l’humilie à son tour.

Incarnation de la nouvelle génération, brillamment interprétée par Anne-Laure Tondu, son réquisitoire contre la figure du père, jusque-là omniprésent, redonne un coup de fouet à cette classe moyenne invisible, qu’on ne cesse de pressuriser moralement, physiquement et administrativement. Une génération en dézingue une autre. Motif : pas digne d’admiration. Au nom du culte de soi on est sans pitié. On l’aime pourtant bien ce pauvre vieux aux épaules tombantes, qui mange les poings fermés sans oser lever le regard. Et son double aussi, gonflé de petites glorioles. Et si l’on regrette les projections du mental sur le mur c’est peut-être qu’elles nous détournent de la douceur de Mathieu Amalric, de son jeu tout en nuances, qui compose par petites touches et avec le monologue sanglant de Reinhardt, cette grande fresque contemporaine dont nous sommes les fragments.

Le moral des ménages 
d’après le roman de Éric Reinhardt
adaptation et mise en scène de Stéphanie Cléau
Dessins Blutch
Lumière et vidéo Sylvie Garot
Costumes Alexia Crisp-Jones
avec Mathieu Amalric et Anne-Laure Tondu

Du 3 au 20 décembre 2014 à 21 h
Relâche les dimanches

Au théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette paris 11ème
réservations 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com

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