ƒ article de : Corinne François-Denève
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Comment réussir dans la vie, et dans le monde impitoyable de l’entreprise, quand on souffre de cette terrible infirmité – on est… moche ? Lette a beau être un ingénieur doué (on le pense, il invente des choses supposément miraculeuses auxquelles le profane ne comprend rien), il a beau avoir une jolie femme qui l’aime « pour ce qu’il est », il est, a été, et restera, pour les siècles des siècles, irrémédiablement moche. Et parce qu’il est moche, il ne pourra pas non plus aller défendre sa belle invention au grand congrès mondial des inventeurs, et jouir de la vue exceptionnelle de la chambre grand sud de l’hôtel Excelsior. On enverra à sa place le bellâtre Karlmann (un homme, un vrai, donc), l’assistant, qui pourra lui, parce qu’il n’est pas moche, rêver de gloire ingénieurale et de succès auprès des femmes.
La pièce de Mayenburg décline un thème éminemment spectaculaire, dénonçant la tyrannie des apparences de nos sociétés postmodernes et posant la question des corps et des visages au théâtre. « Beauty is in the eye of the beholder », disait Oscar Wilde : la « beauté » des acteurs de théâtre doit-elle tout à la magie des planches, ou est-elle seulement dans l’œil du spectateur – et non plus du prince ?
A l’Atalante, plus d’œil du prince, mais le seul œil du spectateur, justement. Le dispositif est brut et immédiat : les acteurs arpentent déjà la scène quand les spectateurs font leur entrée. Sur le petit plateau du théâtre, les visages et les corps des « interprètes » sont cruellement livrés aux regards proches, très proches, du public. Le « moche » du titre a le physique ordinaire et élastique de Guillaume Marquet : on peut le trouver beau, on peut le trouver laid, ce n’est pas là la question. L’opération de chirurgie esthétique qui, dans la fable, change radicalement sa vie ne change rien sur le plateau : c’est le visage inchangé de Guillaume Marquet qui, après avoir suscité la répulsion, exerce désormais une attraction fatale. Et lorsque, à la fin de la pièce, Lette se réconcilie avec son double, c’est à un acteur à qui il ne ressemble pas qu’il s’adresse. Le théâtre de Mayenburg s’amuse donc des écarts entre texte et incarnation, défiant des siècles d’illusion comique, sous les yeux d’un spectateur qui ne sait décidément plus à quel persona se vouer.
La scénographie de Neda Loncarevic fait penser au Nobody de Cyril Teste (décor aseptisé, vitres dépolies), mais à un Nobody miniature, minimaliste, et sans dispositif vidéo. Le plateau tournant, d’un blanc chirurgical, devient une salle d’opération, un sauna, un podium. Les acteurs, moulés dans des costumes lustrés très à la mode, ou dans une intemporelle petite robe grise pour l’actrice, se dénudent de temps à autre pour finalement ne rien montrer, re-moulés ou boudinés dans des gaines couleur chair qui les font ressembler à des planches anatomiques ou à des poupées torturées par un émule d’Hans Bellmer. Ils se livrent aussi, parfois, à de curieuses gesticulations érotico-gymnastiques ponctuées de cris plus ou moins orgasmiques.
Ce Moche si proche pratique la distanciation – on ne peut s’identifier, les acteurs sont et ne sont pas leurs personnages -, avance au bord d’une folie qui aurait pu être libératrice sans jamais vraiment oser s’y jeter franchement (les passages de la vieille dame érotomane), pour finalement livrer une fin consolatrice, mais désespérément froide, sise au cœur du public. Ce Moche-là est d’une impeccable beauté plastique, tient l’émotion au loin, laisse le spectateur entre rire et désarroi, distille ce qu’il faut de malaise et de doute – aucun souffle humain ne semble jamais s’y glisser.
Le Moche de Marius von Mayenburg
Traduction Hélène Mauler et René Zahnd
Mise en scène : Nathalie Sandoz
Scénographie : Neda Loncarevic
Lumières et vidéo : Philippe Maeder
Univers sonore : Cédric Liardet
Costumes : Diane Grosset
Maquillages : Nathalie Mouschnino
Médiation : Carine Baillod
Régie technique : Julien Dick
Diffusion : Julie VisinandAvec Nathalie Jeannet, Guillaume Marquet, Gilles Tschudi et Raphaël Tschudi
Du mercredi 4 au dimanche 29 janvier 2017Les lundis, mercredis et vendredis à 20h30
Les jeudis et samedis à 19h
Les dimanches à 17h
Relâche les mardiThéâtre de l’Atalante
10 place Charles Dullin
75018 ParisRéservation :
par téléphone 01 46 06 11 90
par e-mail latalante.resa@gmail.com
durée 1 h 15
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