© Jean-Claude Carbonne
ƒƒƒ article de Marta Plou
Que les fans du Lac des cygnes classique, ceux du Preljocaj le plus rigoureux, ainsi que les amateurs de féerie jeunes et vieux accourent ! Tous seront comblés et même chamboulés ! Le prolifique Angelin Preljocaj et sa compagnie installée au Pavillon Noir CCN d’Aix-en-Provence, redonnent vie à ce ballet mythique. Sauf que jamais on n’avait écouté de cette façon la partition symphonique et les thèmes géniaux de Tchaïkovski ! La chorégraphie, entièrement réécrite, taillée au couteau, témoigne d’un profond sens musical. On y retrouve la gestuelle inventive et méticuleuse du chorégraphe, illustrant ce qu’on pourrait appeler une belle créolité chorégraphique, non sans célébrer l’héritage historique. Revisitant les images phares du ballet de Marius Petipa notamment, empruntant l’énergie terrienne du Cygne de Mats Ek, les attitudes et les développés sont déclinés en suspension ou en animalité, accolés aux déplacements et corporéités du contemporain. Pas une minute de trop pour cette pièce portée par une vision chorégraphique forte et une technique parfaite.
La fable germanique à l’origine du livret acquiert une puissance dramatique inespérée grâce à une transposition au contexte actuel réussie. Elle repose sur la réinvention du personnage de Siegfried : comme le prince d’origine, celui-ci appartient de par sa naissance à la classe dominante, non plus royale mais celle du pouvoir financier et industriel. Son père coopère par intérêt ordinaire avec le vil Rothbart et ses hommes de main qui lui présentent un projet industriel polluant — raffinerie, extraction pétrolière ou autre usine. Il est entouré par toute une gent urbaine, mécanique, conforme, consommatrice de loisirs et de gaieté affichée. La danse et les costumes sont vifs et fiers, marquant les temps de gestes fortuits et de déplacements carrés — l’orthogonalité dominant les angles mêmes des articulations (coudes, poignets, genoux…) autant que les orientations dans l’espace. Mais Preljocaj soulève le voile. Une des nombreuses scènes rajoutées grâce au brillant relais musical électronique créé par 79D : un virage soudain délite la fluidité du mouvement et des stroboscopes finissent de le déréaliser. La Cour en transe festive s’agglutine jusqu’à être prise dans l’image d’une vague humaine, qui s’achève sur celle de gens saouls ou agonisant à terre autour du père et du fils qui se fixent du regard, debout, comme une vision apocalyptique prémonitoire. Car ce fils, incarné par Leonardo Cremaschi, ne se conforme pas ; il est attiré par les eaux du lac et les mystères de l’amour, par ce qui échappe, la nature, les cygnes.
Ce n’est plus l’histoire d’une impuissance ou d’un amour impossible mais celle d’un amour ou d’un idéal perdu, l’histoire d’un gâchis. Preljocaj fait un zoom arrière pour inclure la tragédie de la mort du cygne dans l’anthropocène : mort symbolique et massacre réel ; sur fond d’images d’usines démultipliées s’érigeant ou sombrant interminablement, les cygnes agonisent, les membres englués dans une immobilité grandissante, dans une nappe de mazout ou dans la sécheresse d’un monde déloyal.
L’ambivalence du blanc et du noir, l’incertitude et la menace sous-jacente deviennent un principe qui parcourt l’ensemble de la pièce et des personnages. Odile, débarrassée de l’interprétation caricaturale de séductrice, revit ! La mère, Clara Freschel, devient également un personnage très intéressant : complice du père et faire valoir social, proche du fils par ailleurs, à l’amour trouble développé dans un duo remarquable, décliné en deux versions, entre tendresse, séduction et piéta à la fois future et présente. Inoubliable et parfaitement onirique est la scène du fond du lac, avec la vidéo des rayons de lumières filtrant depuis la surface. On renoue avec la précision des décors de la tradition narrative mais rien qu’avec les lumières, celles d’Eric Soyer ! En contrepoint de l’entrée des cygnes, prouesse technique de vitesse et d’homogénéité : un passage électro étouffé aux basses profondes, tempo lent et bruits métalliques d’horlogerie sur le mouvement ralenti des cygnes. Symétrie et répétition du même, transforment les cygnes graciles en vision étrange et possiblement cauchemardesque, tandis que la vidéo, partie prenante de la danse, évolue en masses d’ombre et de lumière de qualité aqueuse, d’indéfinissables profondeurs, de voies lactées ou méduses opalescentes.
Nous sommes traversés, galvanisés, séduits, et pourtant tout coule, comme une rivière. Le lac est féérique, cette pièce est fascinante.
© Jean-Claude Carbonne
Le Lac des cygnes, d’Angelin Preljocaj
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski
Musique additionnelle : 79D
Vidéo : Boris Labbé
Costumes : Igor Chapurin
Lumières : Éric Soyer
Assistant : Youri Aharon van den Bosch
Répétitrice : Cécile Médour
Choréologue : Dany Lévêque
Avec les danseurs : Isabel García López, Leonardo Cremaschi, Clara Freschel, Baptiste Coissieu, Antoine Dubois, Lucile Boulay, Celian Bruni, Elliot Bussinet, Zoé Charpentier, Mirea Delogu, Lucia Deville, Jack Gibbs, Mar Gómez Ballester, Naïse Hagneré, Verity Jacobsen, Erwan Jean-Pouvreau, Jordan Kindell, Beatrice La Fata, Laurent Le Gall, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Florine Pegat-Toquet, Agathe Peluso, Mireia Reyes Valenciano, Khevyn Sigismondi, Manuela Spera, Micol Taiana
Distributions :
Odette – Odile : Isabel García López / Théa Martin
Siegfried : Leonardo Cremaschi / Laurent le Gall
Mère de Siegfried : Clara Freschel / Mirea Delogu
Père de Siegfried : Baptiste Coissieu / Simon Ripert
Rothbart : Antoine Dubois
Du 10 au 26 juin 2021 à 20 h, sauf les jeudis à 19 h, les dimanches à 15 h 30, relâche les lundis.
Durée 1 h 50
Théâtre National de la Danse Chaillot
1, place du Trocadéro
75016 Paris
Réservation au 01 53 65 30 00
www.theatre-chaillot.fr
Tournée
1 et 2 juillet 2021 à 20 h
Opéra de Massy
1 Place de France
91300 Massy
Réservation
01 60 13 13 13
Les 9 juillet 2021 à 20 h 30, 10 juillet à 19 h et 11 juillet à 17 h
Teatro Nuovo Gian Carlo Menotti, Festival dei due mondi – Spoleto
Via Sant’Andrea, 20
06049 Spoleto PG
Italie
Réservation : +39 0743 222 889
Le 7 octobre 2021 à 20 h 30
Arena du pays d’Aix – Aix en Provence
1955 rue Claude Nicolas Ledoux
13090 Aix en Provence
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