ƒƒ article de Nicolas Thevenot
De l’Iphigénie qui précéda Le firmament dans les mises en scène de Chloé Dabert, je me souviens encore de la réverbération inouïe du texte de Racine sur une société tout juste bousculée par l’affaire Weinstein. Un monde d’hommes, des vrais, des guerriers, en treillis militaires, sacrifiant une jeune fille pour leurs intérêts. Je ne savais si c’était le texte de Racine qui trouvait enfin sa juste résonnance dans une époque capable d’y entendre ce qui était jusque-là tu, ou si c’était l’époque qui, tout en reprenant les mêmes mots, réécrivait dans un sens nouveau une histoire et un discours écrits il y a plusieurs siècles. Selon Marguerite Yourcenar : « Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui différent ou les solutions à y apporter. » C’est aussi comme cela que le texte de Lucy Kirkwood, autrice Britannique choisie par Chloé Dabert, peut se comprendre : un dépaysement de thématiques actuelles vers ce pays lointain qu’est le passé. 1754 sera cet ailleurs distant, cet écran où projeter ces rapports de force et de soumission, ces schèmes de pensée qui naturalisent ce qui n’a rien de naturel, et ainsi rendre visible une structure longtemps invisibilisée.
Pour rejoindre ce rivage, et ce temps-là, un point de droit anglais nous servira de véhicule dramatique : la détermination d’une peine, déportation ou pendaison, selon que la condamnée porterait ou pas un enfant. Point de départ de l’histoire : le meurtre barbare d’une petite fille de l’aristocratie locale. Sally Poppy et son amant sont jugés coupables. « Elle plaide le ventre. » S’agissant d’une affaire de femmes, le juge ordonne la constitution d’un jury populaire composé de douze femmes afin de conclure à la grossesse de Sally Poppy. A la manière du huis-clos d’un conclave papal qui ne s’achève que par la fumée blanche, le jury ne sera libéré que lorsqu’il sera prêt à transmettre sa conclusion unanime. Le firmament s’affirme d’emblée par ces inversions saillantes aux codes narratifs de la société patriarcale : c’est ainsi un collège de femmes qui est en charge exclusive de prendre une décision, c’est une sorte de groupe non-mixte avant l’heure mais qui ne fait pas débat, c’est d’un liquide blanc (le lait maternel) que pourrait se décanter la décision quand pour les cardinaux en conclave on reste plus fumeux.
L’Histoire n’est pas un décor mais elle habille les corps. Il n’y a d’ailleurs pas de fond de scène, juste un noir profond sur lequel les personnages se détachent. Chacune, chacun, vignetté tel ces profils découpés dans le papier et popularisé par Etienne de Silhouette au XVIIIème siècle. Chloé Dabert met en œuvre cette esthétique des contours qui rend compte des corps, de leurs usages, de leurs postures, de leur asservissement, de leurs fatigues… C’est à une succession de tâches ménagères que nous assistons dans un prologue vidéo : lessivage, balayage, barattage, filage, plumage… Corps plié, tordu, accroupi… Corps sans repos, corps rompu à l’utilité, rythmé et aliéné par sa tâche. Dans les scènes du tribunal, ce sont des amas de corps, des attroupements, des affrontements, dont la composition est particulièrement léchée se révélant à la lumière pareille à des tableaux d’Ingres, de toute beauté.
La concordance des temps dont fait usage Lucy Kirkwood peut provoquer quelques heurts, le pastiche historique est innervé de nombreux anachronismes mais ces gros traits ont leur efficacité, comme autant de raccourcis temporels. Dans cette société de femmes, on retrouve peu ou prou les figures féminines qui traversent nos débats actuels : la cariatide, c’est-à-dire celle qui soutient l’ordre patriarcal, la révolutionnaire, rappelant que la domination masculine est aussi bâtie sur un ordre social et un partage des richesses profondément inégalitaires, la transfuge de classe, la sorcière enfin, qui englobe tout ce qui effraie la société. On pourrait faire le reproche à Lucy Kirkwood que ses figures, si elles prennent salutairement conscience de l’ordre qui les asservit, n’en sont pas moins asservies à l’autrice toute à sa démonstration. Le texte a l’efficacité d’un scénario de série TV, multipliant les rebondissements. L’écriture chorale est virtuose, même si, par moment, elle perd en lisibilité, la vitesse se confondant avec une précipitation nerveuse générant une confusion certaine. Il n’en demeure pas moins que Le firmament tient avant tout et surtout par l’engagement de ses magnifiques actrices : elles en sont le tambour battant !
Le firmament, texte de Lucy Kirkwood
Mise en scène de Chloé Dabert
Traduction : Louise Bartlet
Avec : Elsa Agnès, Sélène Assaf, Coline Barthélémy, Sarah Calcine, Bénédicte Cerutti, Gwenaëlle David, Brigitte Dedry, Marie-Armelle Deguy, Olivier Dupuy, Andréa El Azan, Sébastien Éveno, Aurore Fattier, Asma Messaoudene, Océane Mozas, Léa Schweitzer, Arthur Verret
Scénographie : Pierre Nouvel
Lumière : Nicolas Marie
Son : Lucas Lelièvre
Costumes : Marie La Rocca
Assistanat à la mise en scène : Virginie Ferrere
Collaboration artistique : Sébastien Éveno
Maquillage, coiffure : Judith Scotto
Accessoires : Marion Rascagnères, Gwendoline Bouget
Régie générale : Arno Seghiri
Réalisation du décor : Ateliers Du Théâtre De Liège
Réalisation des costumes : Magali Angelini, Élise Beaufort, Bruno Jouvet, Peggy Sturm
Stage à l’assistanat à la mise en scène : Mégane Arnaud
Stage aux ateliers costumes : Marion Chevron, Camille Debas Gauharou, Cléo Pringigallo
Film
Réalisation : Pierre Nouvel
Cadrage : Mohamed Megdoul
Chef opérateur : Raphael Dallaporta
Assistanat au réalisateur : Thomas Lanza
Figurants : Léone Lagrange, Misha Charmillot-ferrere
Durée : 2 h 45 avec entracte
Du 9 au 19 novembre 2022
Du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h
Relâche le mardi et le jeudi 7 octobre
Théâtre Gérard Philipe
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
Tél : 01 48 13 70 00
En tournée :
Le 1er décembre, Le Parvis, scène nationale, Tarbes-Pyrénées
Les 10 et 11 janvier 2023, scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
Du 25 au 27 janvier, Le Quai, centre dramatique national, Angers Pays de la Loire
Les 2 et 3 février, Espace des Arts, scène nationale, Chalon-sur-Saône
Les 8 et 9 février, Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie
Les 1er et 2 mars, La Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche
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