ƒ article de Suzanne Teïbi

© Thomas Guillot

Alexis Forestier trace son sillon. Quiconque le suit depuis plusieurs années ne peut que saluer, spectacle après spectacle, une radicalité de son théâtre à toute épreuve, une équipe fidèle, une obstination du poétique et du risque-tout, un projet au long cours aiguisé et cohérent.

Avec ce nouveau spectacle, Les endimanchés réinvestissent l’Échangeur, encore une fois désossent son plateau, en font un champ de bataille, au sein duquel toutes sortes d’objets et de meubles sont susceptibles de s’inviter à tout moment, de monter et descendre des cintres : chaises, tables, tout y passe, comme d’habitude. L’espace est usé jusqu’à la moelle, exploré dans toutes ses dimensions et toutes ses potentialités.

Et à nouveau, Alexis Forestier s’attaque à du lourd. L’œuvre de Heiner Müller, roi des palimpsestes et de l’Histoire avec sa grande hache est ardue, exigeante, très référencée et fragmentaire. Le metteur en scène s’y attèle avec une extrême rigueur, au point de remonter à la source, et comme toujours en langue originale sur-titrée. Il reprend le texte inachevé Les Voyages du dieu Bonheur de Brecht, puis les brouillons du Dieu Bonheur de Müller, et offre enfin au spectateur la parole brute de Müller, avant de finalement lui donner accès à son livret Le Dieu Bonheur. Jusque-là, tout le monde suit ? C’est donc emprunts des trois premières strates et de plus d’une heure de spectacle que nous pénétrons dans la pièce, qui n’est donc pas le cœur du spectacle. Elle est un élément parmi les autres, et l’on y accède après avoir éprouvé la genèse du projet.

Encore une fois, nous sommes pris dans une proposition forte, difficilement saissable aussi pour le spectateur qui ne sait pas toujours à quoi s’accrocher, qui n’a d’autre choix que de se laisser bercer par l’esthétique fulgurante, sombre et poétique, par la musique qui se joue en direct à tout moment et de tous les côtés, par la musicalité de la langue allemande. Les sur-titres sont denses et nombreux. Pendant près de deux heures, le spectateur se doit d’être aussi exigeant que Les endimanchés. Deux heures, mais cela pourrait ne jamais s’arrêter, tant le projet est monumental, et il faut accepter la durée, les longueurs, couche après couche, tableau après tableau.

La figure elle-même du DB – le Dieu bonheur – est complexe. Figure d’un dieu qui arrive sur terre et se trouve nez à nez avec une Histoire violente et ses protagonistes en guerre perpétuelle. Müller a écrit ce livret entre la fin des années 50 et le début des années 60, il a lui-même été pétri par l’Histoire allemande et européenne que l’on connaît – Première puis Seconde Guerre Mondiale, mais aussi Guerre froide puis chute du mur de Berlin. Il sait mieux que personne jongler avec l’Histoire, jouer avec les références et le patrimoine historico-culturel collectif.

Alexis Forestier prend à bras le corps ces « fragments en lutte les uns contre les autres » de Brecht et de Müller, et les restitue brillamment, mais le spectateur n’en sort pas indemne, quelque peu déboussolé et perdu aussi, c’est le prix à payer pour un tel projet.

Le Dieu Bonheur [+greffes]
Textes Bertolt Brecht et Heiner Müller
Mise en scène, scénographie et musiques Alexis Forestier
Arrangements musicaux Aude Romary
Création sonore Alexis Forestier et Jean-François Thomelin
Complicité musicale Franck Vigroux
Création lumière Eric Vergne
Aide technique Elsa Perrot
Avec : Jean-François Favreau, Alexis Forestier, Barnabé Perrotey, Aude Romary, Cécile Saint-Paul

Du 22 janvier au 1er février 2015
Du lundi au samedi à 20h30; le dimanche à 17h; relâche le mercredi 28 janvier

Théâtre de l’Échangeur
59, avenue du Général de Gaulle – 93170 Bagnolet
Métro Gallieni
réservation 01 43 62 71 20
www.lechangeur.org

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