© Vincent Pontet
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Dialogues des Carmélites évoque le destin tragique des carmélites de Compiègne, guillotinées sous la Terreur. Blanche de la Force, le personnage principal, à la sensibilité exacerbée, décide d’entrer au Carmel, fuyant le monde dans lequel elle sait ne pas pouvoir vivre. Rattrapée par la violence de son temps, il lui faut apprendre à dominer sa peur, et « la peur de la peur ». S’échappant du couvent envahi par les révolutionnaires, revenue à la vie civile, elle rejoindra sur l’échafaud, dans un ultime acte de foi, ses sœurs condamnées.
C’est une création qui de la fosse à l’ensemble du plateau, chanteurs, scénographe et mise en scène, est touché par la grâce. Une mise en scène inspirée qui ne déborde pas de l’objet de son sujet, austère et rigoureuse comme la règle d’un couvent, lumineuse par son intelligence et la compréhension intime (on peut dire ça) d’une œuvre aussi profonde que complexe. Olivier Py souligne combien cet opéra est une méditation, une parabole sur l’existence humaine qui dépasse le religieux et la martyrologie. Comment vivre dans un monde sans dieu ? Qu’est-ce que la foi dans ce silence assourdissant ? Bernanos, c’est le siècle d’Auschwitz, dominé par la peur où il faut se réinventer dans cette absence, ce vide et son vertige. Aidée par une scénographie qui privilégie l’outre-noir de Soulage, l’ombre à la lumière, que seule la bure blanche des novices, Blanche et Constance, illumine, Olivier Py fait de cet opéra sans intrigue amoureuse une Passion que résume un dernier repas, sublimation de la Cène. Ce n’est pas la seule image de l’iconographie chrétienne qu’il emprunte et détourne sciemment. L’Agonie de la Prieure, il fallait oser, debout dans un lit à la verticale, au lointain du plateau, c’est l’Agonie du Christ sur la Croix dans la solitude de la mort, abandonné de Dieu. Et cette perspective étonnante, en surplomb, n’est pas sans rappeler le Christ de Saint Jean de la Croix peint par Salvador Dali, dans le même dépouillement des instruments de la Passion. Mise en scène fluide subordonnée absolument à son sujet, respectant la fluidité de la partition de Poulenc, toujours aidée en cela par cette scénographie de Pierre-André Weitz, fidèle d’Olivier Py, panneaux se mouvant, ouvrant, fermant l’espace, sans jamais aucun heurt, un espace toujours forclos où le lointain n’est que la perspective d’une liberté séculière jamais atteinte et qui ne vous atteint pas. Une liberté qui n’est qu’en Dieu ou devant Dieu, comme l’inscrit à la craie sur un mur une sœur en réponse définitive devant la violence qui les menace et les condamne. Et quand le lointain du plateau s’ouvre, dans la dernière scène qui acte leur martyre, c’est sur un ciel étoilé, que chacune à leur tour rejoint, bras grand ouverts en un geste d’accueil. Il y a dans cette mise en scène bouleversante et d’une épure absolue qui touche au sublime par son abnégation, qui n’est pourtant pas le propre habituellement d’Olivier Py, un tragique qui se refuse à toute démonstration, une étonnante et paradoxale intériorité, pour un opéra, traversant cette création…
Et cette mise en scène d’exception est portée, transcendée même par un plateau vocal qui allie à l’intelligence du jeu celui de leur partition, de la beauté et puissance expressive de leur voix et le phrasé irréprochable d’un texte dont Poulenc a su exhausser la musicalité : Vannina Santoni (Blanche de la Force), Véronique Gens (Madame Lidoine), Patricia Petitbon (Mère Marie de l’Incarnation), Sophie Koch (Madame de Croissy, la Mère Supérieure) et Manon Lamaison (Sœur Constance de Saint Denis), l’ensemble de la distribution et il faudrait les nommer tous. Sophie Koch impressionne fortement par son sens du tragique, bouleverse et terrifie lors de son agonie, debout face à Dieu et prise de terreur devant la mort. Vannina Santoni irradie et porte son personnage à l’incandescence. Véronique Gens a la dignité de sa fonction. Manon Lamaison fait évoluer son personnage de la naïveté vers une force têtue et insoupçonnée. Seule peut-être, étonnement, Patricia Petitbon force quelque peu son jeu, frôlant la caricature, quand elle n’y tombe pas tout simplement. Et la partition de Poulenc est magnifiée par la cheffe Karina Canellakis, toute à son affaire dans la fosse. Elle déroule avec maîtrise la superbe partition de Francis Poulenc, dans ses pleins et déliés, toute sa subtilité et délicatesse, sa force et son tragique. Elle en révèle la part invisible sur le plateau, permettant à Olivier Py l’art de l’ellipse, de la suggestion. Et c’est justement la force de cette création d’opérer une symbiose totale entre la fosse et le plateau pour en révéler le sens profond, la beauté d’une œuvre qui espère et croit en notre humanité dans son absolu, avec ou sans Dieu.
© Vincent Pontet
Dialogues des Carmélites, opéra de Francis Poulenc,
Livret de Francis Poulenc, sur un texte de Gorges Bernanos
Direction musicale : Karina Canellakis
Mise en scène : Olivier Py
Reprise de la mise en scène : Daniel Izzo
Scénographie et costumes : Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy
Avec : Patricia Petitbon, Vannina Santoni, Véronique Gens, Manon Lamaison, Sophie Koch, Sahy Ratia, Alexandre Duhamel, Marie Gautrot, Ramya Roy, Loïc Felix, Blaise Rantoanina, Yuri Kissin, Mathieu Lécroart
Les Siècles
Chœur Unikanti
Du 4 au 12 décembre 2024
Théâtre des Champs-Elysées
15 avenue Montaigne
75008 Paris
Réservations : www.theattredeschampselysees.fr
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