© Clara Chotil
ƒƒ Article de Sylvie Boursier
Il y a 3 sortes d’hommes selon le sage grec : les vivants, les morts et ceux qui sont en mer. Exodus, Aquarius, asiles de morts, vaisseaux fantôme condamnés à errer dans les limbes sans port d’attache, mur/mer, une seule lettre change et mare nostrum est devenue un cimetière marin. En juin 2018, l’Aquarius, bateau de l’association SOS Méditerranée, a dérivé 10 jours sans trouver un seul port européen pour recueillir les 630 naufragés et son équipage. L’anthropologue et dramaturge Lucie Nicola a recueilli les paroles des rescapés, réfugiés, marins, soignants, interprètes, journalistes. Elle a élargi aux échanges avec les dirigeant italiens, français, maltais, belges et espagnols, à partir d’enregistrements et de documents d’archives. Le tout est restitué sur scène sous forme d’un huis-clos musical et sonore, 3 comédiens et un musicien prennent en charge un récit choral rythmé par la boucle narrative de l’histoire, départ de Lybie des migrants, rotation de l’Aquarius depuis Catane jusqu’à la zone de recherche, sauvetage d’urgence, attente d’une décision des autorités, emballement médiatique autour du bateau, la vie à bord, le débarquement à Valence. Plus qu’un documentaire même parfaitement réalisé, cette création témoigne de la supériorité du spectacle vivant pour incarner un fait historique.
D’inspiration brechtienne le dispositif fait la part belle à l’artisanat du théâtre, les nécessités techniques de la représentation – régler le son, déplacer un projecteur – rappelle l’organisation à bord de l’Aquarius. Dès son arrivée, le public s’immerge dans le quotidien d’un navire de sauvetage régi par des consignes très strictes, briefing de sécurité réglages des pieds de micro à vue, changements en direct des bonnettes câbles lovés que l’on déplace, mise au point des amplis en fonction des urgences. La mise en scène déploie un univers sonore et visuel étonnant, mégaphones, communications radios avec le centre de coordination, nuit sans fond trouée par des projecteurs.
Les acteurs structurent différents espaces de jeu qui évoluent selon la situation comme l’équipage d’un bateau obligé à des mises au point en fonction de la houle et des imprévus. A partir du cercle des micros sur pieds, le pont du bateau, ça tangue d’un bord à l’autre, les voix ralentissent ou s’accélèrent comme différents chœurs d’où émerge un personnage, adresses au public, répliques d’action des personnages entre eux, prise de parole au centre du plateau en direction du monde extérieur.
Le sauvetage dans des conditions effroyables est un des moments fort de cette traversée. On a l’impression d’une dilatation du temps, d’un étirement de la scène jusqu’à sa distorsion, tout devient mystique presque ésotérique et paradoxalement d’une beauté à couper le souffle.
Quand on fuit sa terre, toute la vie n’est plus qu’une longue attente, en mer il n’y a plus de nationalités, de réfugies, de migrants, il n’y a plus que des survivants selon le droit maritime. S’embarquer, débarquer, réembarquer, la peau brulée par le mélange d’essence et d’eau de mer, couler, s’arrimer sous les cris des mégaphones, la raison terrassée par la soif. Dans l’œil du cyclone, on n’est plus rien. Les raisons de partir sont multiples, la plupart des migrants de L’Aquarius ne rêvaient pas d’Europe, ils fuyaient la misère, l’excision, la torture, ballotés d’un pays à l’autre en recherche de paix, Sierra Leone, Guinée, Mali, Burkina Faso, Niger et Lybie.
L ’Aquarius a terminé sa course cet été-là dans le port de Valence et n’a plus jamais été affrété par SOS Méditerranée, pour ses âmes errantes le voyage continue d’exil en exil. Homme invisible, pour qui chantes-tu ? interroge l’écrivain noir américain Ralph Ellison, à quoi songes tu étranger sous la coupole du sable libyen, sur les routes de l’exil en Hongrie ? Quand vous entrerez dans un pays qui ne veut pas de vous, dit la Bible, enlevez vos chaussures, secouez la poussière de vos pieds et reprenez votre chemin. Ils s’appellent Ali, Miral, Oumar, Moses, Maris, Emily, Mok, la fuite a englouti leur vie d’avant mais ils ont un nom, une famille, une histoire, allez les voir !
© Clara Chotil
Le dernier Voyage (Aquarius), création du collectif F 71
Texte et mise en scène : Lucie Nicolas
Lumière : Laurence Magnée
Son : Fred Costa
Costumes : Léa Gadbois Lamer
Avec : Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel et Lymia Vitte
Du 10 au 14 janvier 2023 à 20h30
Studio-Théâtre d’Alforville
16 rue Marcellin Berthelot
Réservation
01 43 76 86 56
contact@theatre-studio.com
Tournée :
Les 30 et 31 mars et 1 avril au Théâtre du Point du Jour (69)
Les 06 et 7 avril aux Passerelles, Pontault-Combault (77)
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