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Le ciel de Nantes, Texte et mise en scène de Christophe Honoré, à la Villette

Avr 02, 2024 | Commentaires fermés sur Le ciel de Nantes, Texte et mise en scène de Christophe Honoré, à la Villette

 

© Jean-Louis Fernandez

 

f f f article de Denis Sanglard

Le ciel de Nantes, histoire d’une famille déchirée, celle de Christophe Honoré, d’un passé qui ne passe pas, du poids d’un héritage qui vous cisaille et le refus, malgré tout, du déterminisme. Christophe Honoré convoque sur le plateau les morts et les vivants, interroge les liens lâches ou défaits de ces fantômes qui le hantent et le relient encore, malgré soi, à eux. Il traque une vérité impossible, fuyante, quand ne sont plus les acteurs et les témoins d’une vie traversée par l’Histoire. Car elle est là cette Histoire qui les a étrillées au sortir de la seconde guerre mondiale. Les Trois Glorieuse, ce ne fut pas la gloire pour ceux-là, de la classe ouvrière. Convoquer les morts, là, sur ce plateau, c’est leur demander de s’expliquer, une fois pour toute. Alors éclate, bombe à fragmentation, une vérité pas très jolie. Et comme le dit l’oncle Roger, devant la tentative de Christophe Honoré de fictionner tout ça, de réinventer ce passé, de l’enjoliver, « rien n’est beau, c’est juste violent et laid, injuste. » Femmes violentées, folie, suicide, rancœurs, alcoolisme, racisme, homophobie… une somme de destins fracassés. Que faire alors de cet héritage qui vous encombre où se bouscule et ne se distingue plus, ou à peine, l’intime et le collectif, l’affectif et la haine, la grande et la petite histoire, le passé et le présent ? De quoi est fait Christophe Honoré, impuissant ici à réaliser le film de ces vies minuscules, de ces tragédies dérisoires malgré quelques tentatives d’essais vite abandonnés ? De quoi est-il l’héritier, de quel secret inconscient est-il le dépositaire ? Quelle est la part irréductible emportée dans sa fuite et malgré la résilience ? Peut-on, seul, réparer ? C’est tout ça qui est posée magistralement sur le plateau sans que jamais de réponse définitive ne soit donnée.

Ce qui se passe là, sur ce plateau, une salle de cinéma de quartier, est tout simplement du grand art. Christophe Honoré met en scène avec brio le roman d’une famille, d’une époque, avec une sensibilité d’écorché vif, de celui qui sait que le cinéma et le théâtre font œuvre de vie, de mémoire, capables de mettre la distance nécessaire et juste au récit autobiographique. De convoquer les morts même. Mais ici le théâtre prend en charge l’échec du cinéma à porter cette histoire sensible, comme il est le lieu d’un cinéma impossible. De ces tragédies familiales il fait fiction sans doute parce que le souvenir des évènements vécus n’est qu’une partie de l’évènement, un point de vue, voire une émotion ressentie, une vérité inavouée, inavouable. A chacun ses souvenirs, une partie de la vérité. Ce qu’il met en scène là, c’est la mémoire éclatée des faits, combien elle est toujours diffractée, jamais univoque. Et les personnages ne se reconnaissant pas, reprennent en charge le récit de Christophe Honoré, de son avatar, qu’ils contestent, donnent la version de leur histoire, se réapproprie leur existence. Et ils sont formidablement grands et virtuoses ces sept-là qui, unis indissolublement sur le plateau, donnent corps et âmes, couleurs, aux ombres décolorées du passé. Dirigés au cordeau – il y a là une véritable direction d’acteur, une vraie et belle complicité d’eux à lui – ils donnent à chacun de leur personnage une terrifiante et bouleversante humanité déchirée de violences, clouée par le déterminisme. Et cette brutalité comme inhérente à leur condition immuable à leurs yeux, ils l’a transfigurent pour leur offrir non pas une rédemption, pas même une excuse, mais un foutu destin dérisoire et grandiose de ceux qui ont fait comme ils ont pu. On gueule, éructe, pleure, rit. On danse sur Sheila, instant d’une tendresse fulgurante et qui vous poigne. On regarde le match de foot, supporter inconditionnel des « Canaries » et qui réconcilie le temps d’une victoire. On picole sec. On se confie, les morts chuchotent aux vivants les secrets tus qui empoisonnent, éclairant d’une lumière crue votre présent sourdement, incompréhensiblement chaotique. Dans ce vieux cinéma de province chacun refait le film à sa façon, nouant et dénouant pour les vivants les fils qui les relient encore. Pour mieux l’en libérer. Christophe Honoré remonte ainsi la généalogie des secrets qui poissent dans une mise en scène brillante qui lentement vous submerge, vagues après vagues. De tension en points de rupture, d’accalmies en orages brusques, Christophe Honoré accompagne ainsi au plus près le rythme de chacun des personnages au fil des révélations et des non-dits sans jamais rien lâcher de l’ensemble. Acteurs et spectateurs tout à la fois d’un récit qu’ils reconstituent à l’aune des vérités insoupçonnées tombant drues et qui font ainsi avancer par sauts brusques le récit jusque dans sa fragile résolution. Et nous sommes là, nous spectateurs, pris dans ce maelstrom étourdissant avec une drôle de sensation, non pas malaise, mais une émotion brute, troublé par ce jeu-là, cette histoire-là, qui tambourine et ne vous lâche plus. Car ce qui palpite là, c’est la vie, aussi moche soit-elle.

 

© Jean-Louis Fernandez

 

Le ciel de Nantes, texte et mise en scène de Christophe Honoré

Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy

Lumière Dominique Bruguière

Vidéo Baptiste Klein

Son Janyves Coïc

Costumes Pascaline Chavanne

Avec Youssouf Abi-Ayad, Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Chiara Mastroianni, Stéphane Roger, Marlène Saldana

 

Du 5 au 7 avril 2024

vendredi à 20h, samedi à 18h et dimanche à 16h

 

la Villette

Grande halle

211 av. jean-Jaurès

75019 Paris

 

Réservations : www.lavillette.com

 

spectacle vu à l’Odéon le 8 mars 2022

 

 

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