ƒ article de : Corinne François-Denève
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Au XIXe siècle, le capitaliste était un « faiseur ». Au XXIe, il est devenu un « avaleur ». Avant, le financier « faisait » ; désormais, il « avale », et défait ce que d’autres ont fait. Robin Renucci, à la tête des Tréteaux de France, considère toujours (et on l’en remercie mille fois) que le théâtre a une mission sociale. C’est donc tout naturellement qu’il s’est tourné vers cette pièce dans l’air du temps, adaptation de Other People’s Money de Jerry Sterner – quelque temps après avoir mis en scène le Faiseur de Balzac.
« Le Câble français de Cherbourg » est une vieille entreprise familiale. Présidée avec bonhommie par son patron, André, que l’indispensable Béatrice seconde avec autant de tendresse que d’efficacité, l’usine prospère, sous l’égide du très sérieux et très compétent Olivier. Mais, soudain, de curieux mouvements agitent le capital de la société : l’odieux Kafaim est entré dans la place, lançant son OPA, prêt à avaler l’usine, son président bonhomme, sa secrétaire tendre, son directeur compétent, et ses 1200 employés. Que peut y faire Alex, la fille de Béa, brillante avocate d’affaires ?
Pendant près de deux heures, on va donc parler fusion, acquisition, « white knight », tout un sabir Morgan-Stanleysien qu’on prend toutefois la peine de nous expliquer . Vrai théâtre populaire, le spectacle adopte un dispositif didactique : acteurs venant en avant-scène nous réciter un prologue explicatif, avant de revêtir leurs costumes, Assemblée Générale qui prend à témoin les spectateurs de la salle, nombreuses adresses face public qui parfois déchainent les applaudissements, et épilogue qu’on n’oserait qualifier de morale de la fable, tant il semble ne plus y en avoir, de morale, dans le monde qu’on nous dépeint.
Pour cette version théâtrale de Merci patron, antilibérale et généreuse, Robin Renucci a fait le choix du grotesque – au sens artistique du mot. Ses personnages ressemblent à des caricatures de Daumier, revêtues de costumes qui les étirent ou les grossissent. Les cinq acteurs sont habillés de couleurs criardes et primaires. Jean-Marie Winling use de sa voix de velours et de sa silhouette rassurante, mais déjà lasse, pour camper le patron paternaliste, modèle décidément dépassé. Nadine Darmon, toute en rose, incarne joliment le joli personnage de la secrétaire dévouée, digne et sacrificielle. Maryline Fontaine a le difficile rôle de l’avocate ambitieuse, qui tente d’être loyale. Robin Renucci glisse sa silhouette longiligne dans le costume du directeur, mains crispées, lèvres pincées, plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
Kafaim est donc joué par Xavier Gallais. Comme il « avale », il a un gros ventre, Ubu 2017 qui siphonne les phynances. On ne sait trop ce que fait, ce que joue Xavier Gallais, tout en mini-chorégraphies maniérées et en bruits de bouche parasites gamino-esthétisants, improbable hybride entre Christian Hecq et Maria Casarès.
Le capitalisme d’aujourd’hui est un ogre qui dévore les valeureux capitaines d’industrie d’antan. Voilà un sujet bien intéressant. Cet ogre est-il seulement odieux ? Kafaim est très certainement un personnage complexe, aussi séduisant que répugnant. Peut-être le jeu « décalé » de Xavier Gallais, face aux sobres incarnations de ses comparses, avait-il un sens caché. Pour nous, il a simplement troublé le beau message de la pièce.
L’Avaleur
texte d’après Other People’s Money de Jerry Sterner
mise en scène Robin Renucci
avec Nadine Darmon, Marilyne Fontaine, Xavier Gallais, Robin Renucci, Jean-Marie Winling
adaptation Évelyne Loew
traduction Laurent Barucq
assistante à la mise en scène Joséphine Chaffin, Julien Leonelli
scénographie Samuel Poncet
costumes Thierry Delettre
maquillage et coiffure Jean-Bernard Scotto
lumières Julie-Lola Lanteri-Cravet
musique Gabriel Benlolodu 31 janvier au 18 février
du mardi au vendredi à 20h
le samedi à 19h
le dimanche à 16hMaison des métallos
94 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris 11e
01 47 00 25 20
durée :1 h 40
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