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L’Art de la joie, d’après Goliarda Sapienza, mise en scène de Ambre Kahan, MC 93

Mar 11, 2024 | Commentaires fermés sur L’Art de la joie, d’après Goliarda Sapienza, mise en scène de Ambre Kahan, MC 93

© Christophe Raynaud de Lage

 

 ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

 De manière générale, l’imaginaire que crée la littérature fictionnelle, et plus encore celle qui appartient à la catégorie des romans initiatiques, de ceux que l’on ne pourra jamais oublier, de ceux qui participent à leur manière à notre construction, voire même à notre déconstruction, rendent toute acceptation d’une adaptation théâtrale périlleuse. L’Art de la joie est l’archétype de ce phénomène.

Chacun a son propre Art de la joie, chacun a sa propre Modesta.

Ma Modesta et mon Art de la Joie ne sont pas ceux d’Ambre Kahan, mais cela importe-t-il ? Le plus important n’est-il pas que la salle soit remplie, et pas seulement de femmes ; l’important n’est-il pas qu’une partie du public qui n’avait pas encore lu l’ouvrage avant de voir son adaptation, se rue à l’entracte à la librairie pour acheter un exemplaire de l’ouvrage traduit en français (par Nathalie Castagné) depuis à peine 20 ans ? Si ce roman a été une déflagration pour un grand nombre de femmes, il est si important qu’il soit lu et maintenant entendu par le plus grand nombre possible d’hommes aussi. Il y a peu d’équivalent en littérature pour expliquer sans tabou le désir féminin, les paradoxes de l’intimité, les limites des compréhensions mutuelles entre hommes et femmes et plus généralement dans les relations amoureuses.

« Vos mères ne vous apprennent-elles rien ? » s’étonne Modesta à plusieurs reprises. Mais comment expliquer les méandres, complexités et chausse-trappes des relations amoureuses, nécessitant un équilibre difficile et précaire entre sexualité, tendresse, complicité et partage ; comment transmettre ce qu’il faut dire et faire, ce qu’il ne faut pas dire et ne pas faire ; comment ne pas reproduire les schémas imposés ?

Modesta s’accepte et se découvre femme, s’autorise à dévorer la vie et à ne pas se laisser dominer par les hommes, tout en les aimant à la folie. Elle se pose en égal dans une société patriarcale, que ce soit dans l’engagement politique, dans la capacité à gérer des affaires et à décider de son intimité. L’Art de la joie ou comment accepter d’être femme et en jouir aux sens propre et figuré. Des quelques 400 pages des deux premières parties, la metteuse en scène a retenu tout particulièrement en deux Actes de 2h30 entrecoupés d’un entracte de 30 minutes, l’auto-éducation dans la jouissance sexuelle. Elle en fait, il faut bien le dire, des tableaux de toute beauté, qui tiennent bien sûr à la perfection plastique des protagonistes, mais tout autant au réalisme dénué de toute vulgarité, en dépit d’une récurrence des scène sexuelles variées (de la masturbation à la pénétration dans toutes les positions, en passant par la fellation et le cunnilingus) de manière très explicite et d’une nudité qui semble omniprésente, jusque dans less gradins. L’amour physique dans toute sa plénitude et splendeur quand il est partagé et non pas imposé par l’homme. La performance de Noémie Gantier y est évidemment pour beaucoup. On se prend à se demander en sortant comment on peut se remettre d’un tel rôle.

Là où la présente chroniqueuse est le moins convaincue, c’est sur le registre comique qu’Ambre Kahan a retenu, renforcé en outre par l’ajout d’un personnage, Giùfa, une sorte de bouffon à la sauce contemporaine en slip et talons, qui joue les Monsieur Loyal et utilise la parabase pour donner des précisions historiques ou résumer quelques pages du roman, parfois accompagné d’autres comédiens. En soi, ses interventions (en la personne de Florent Favier qui joue aussi Carlo) sont très cocasses, tout comme les gesticulations de certains personnages qui semblent presque être des hommages par instants à la comedia del arte, mais c’est une interprétation qui nous semble assez éloignée de l’esprit du roman, tout comme l’hystérie avec laquelle frise parfois Modesta, que l’on considère même comme un contresens pour cette héroïne indomptable à l’image de son autrice.

Si l’on ne connaissait pas le roman, ou s’il s’était agi d’une autre œuvre, la riche scénographie au cordeau, la performance des comédiens, tous excellents, au premier rang desquels Noemie Gantier déjà citée, Serge Nicolaï (dans le rôle de Carmine), Louise Rieger (Vif-Argent), Aymeline Alix (notamment la Princesse Gaia), et la mise en scène millimétrée, voire trop léchée (ainsi que la bande son quand ce n’est pas le live du violoncelle, du cor et du piano) convaincraient pleinement. Mais c’est L’Art de la joie et l’on aurait rêvé sans doute une adaptation plus subversive et risquée du chef d’œuvre que cette femme exceptionnelle que fut Goliarda Sapienza qui mit dix ans à l’écrire, sans pouvoir le voir publié avant sa mort, après 20 années de tentatives et refus. Il faut tout de même aller le voir (encore des dates de tournée, y compris en région parisienne) et on ne saurait que trop conseiller en attendant peut-être la deuxième saison de cette fresque sicilienne, la lecture des Carnets parus récemment aux éditions du Tripode.

 

© Christophe Raynaud de Lage

 

L’Art de la joie d’après Goliarda Sapienza

Adaptation et mise en scène : Ambre Kahan

Ecriture (pour le rôle de Giùfa) : poète Paradis

Assistanat à la mise en scène : Romain Tamisier

Accompagnement artistique et éducatif : Léonard Prego, Amélie Gratias en alternance avec Karine Guibert

Lumière : Zélie Champeau

Son : Mathieu Plantevin

Création musicale : Jean-Baptiste Cognet

Scénographie : Anne-Sophie Grac

Costumes : Angèle Gaspar

Perruques et maquillage : Judith Scotto

Régie générale : Charles Rey

Régie plateau : Ida Renouvel

Décor : Ateliers de la MC93

 

Avec : Aymeline Alix, Jean Aloïs Belbachir, Florent Favier, Noémie Gantier, Vanessa Koutseff, Élise Martin, Serge Nicolaï, Léonard Prego, Louise Rieger, Richard Sammut, Romain Tamisier, Sélim Zahrani

Et : Amandine Robilliard (violoncelle) et Romain Thorel (cor, piano)

 

vu le 10/03/2024

Durée : 5h30 (avec entracte)

 

MC 93

9 boulevard Lénine, Bobigny (93)

Jusqu’au 10 mars 2024

 

En tournée en 2024 :

L’Azimut à Châtenay-Malabry, les 16 et 17 mars ; Malraux, scène nationale de Chambéry Savoie les 28 et 29 mars ; scène nationale de Châteauvallon- Liberté, les 11 et 12 octobre.

 

 

 

 

 

 

 

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