© Elise Prévost
ƒƒƒ article de Corinne François-Denève
Depuis plus d’une dizaine d’années, Aurore Evain et sa compagnie La Subversive s’emploient à donner vie au « théâtre de femmes de l’Ancien Régime ». Mme Ulrich, Madame de Villedieu, Marie-Catherine d’Aulnoy, autant d’invisibles que la metteuse en scène édite, présente, met en lumière, et ressuscite sur les planches. Comment, toutefois, en 2024, représenter un « classique » du matrimoine ? Laodamie est la première tragédie écrite par une femme représentée à la Comédie-Française. Las ! Voltaire, arguant que le style en était sans doute bien trop haut pour être le fait d’une femme, l’attribua à Fontenelle. « Succès de larmes », la pièce fut peu à peu oubliée. Les pièces de Catherine Bernard sont devenues largement inconnues, faute d’avoir été lues et jouées. Il faut donc les rendre « accessibles » à un public rompu à Racine, Corneille ou Molière, dont les pièces sont incessamment reprises, modernisées, relues, revisitées. Il est peu de dire qu’Aurore Evain se confronte à une gageure.
Laodamie raconte l’histoire d’une jeune reine, contrainte d’épouser un prince, Attale, pour conclure une alliance qui protégerait son royaume de la menace d’une guerre. Pour rester dans le répertoire classique, elle semble fournir un pendant tout à fait intéressant à Bérénice – mais Bérénice brûle seulement d’amour. Laodamie parle de sentiments et de raison d’Etat. Mais, femme, Laodamie a-t-elle vraiment le choix, et, reine, a-t-elle vraiment le pouvoir ? La pièce se rapproche de cette Dissection d’une chute de neige, jouée il y a peu aux Amandiers, qui voyait Christine de Suède s’interroger sur son sort, dans un style néo-queer très tendance. Laodamie, en effet, évolue au sein d’un gynécée – une sœur, des confidentes. Laodamie, en outre, est éprise du fiancé de sa sœur Nérée. Et Gélon préfère la princesse à la reine. C’est bien la question du pouvoir des femmes qui se pose, ou du pouvoir au féminin.
Aurore Evain a fait le choix d’une scénographie très sobre. Son plateau noir, dans le fond duquel se découpe une funeste fumée, est coupé par un trône immense, d’un gris métallique, carcasse de robe inversée. L’état de reine est une servitude, comme le manifeste le lourd accessoire, que Laodamie traine derrière elle, enchainée aux poignets par lui. Dans le rôle de Laodamie, Nathalie Bourg a la fragilité pleine de fougue d’une Falconetti, voix pleine et décidée, déliant les alexandrins, mais le regard trouble, et le front vacillant sous la couronne. A ses côtés, Mona el Yafi, splendide Galatée antique, joue Nérée, la sœur, toute de douceur et de tendresse. Catherine Piffaretti complète la distribution féminine. Du côté des hommes, Nathan Gabily (aussi créateur de la musique originale) et Matila Malliarakis apportent la noirceur masculine. Amal Allaoui, comme dans nombre de spectacles d’Aurore Evain, propose des intervalles musicaux qui sont autant de belles respirations dans une intrigue touffue, dont on sait qu’elle finira mal. Mais pas de la façon attendue.
Les images créées sont splendides : les éclairages, subtils, dessinent des espaces symboliques et beaux, entre proche et lointain. Les costumes de Tanya Artioli, la scénographie de Carmen Mariscal, tout aussi magnifiques, se situent dans un entre-deux : on pense parfois aux vases antiques, aux mythiques Perses de Jean Prat, pour l’instant suivant être propulsés dans un univers de série dystopique, façon Game of Thrones. La fin arrive, tragique, mais sans violence aucune : douceur/douleur d’un destin de femme ; mort chuchotée ; noble sacrifice. On ne se demande qu’une chose : à quand le retour triomphal de Catherine Bernard à la Comédie Française, et la possibilité, pour Aurore Evain, de faire découvrir ce nouveau théâtre classique et populaire au très, très grand public ?
© Elise Prévost
Laodamie, écrit par Catherine Bernard
Mise en scène par Aurore Evain
Avec : Amal Allaoui, Nathalie Bourg, Mona El Yafi, Nathan Gabily, Matila Malliarakis, Catherine Piffaretti
Création musicale : Nathan Gabily
Chant : Amal Allaoui
Scénographie : Carmen Mariscal
Costumes : Tanya Artioli
Regard extérieur : Sophie Daull
Collaboratrice artistique : Elise Prevost
Spectacle en coproduction avec le Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, La Ferme de Bel Ébat – Théâtre de Guyancourt, Le Vivat, scène conventionnée d’Armentières.
Vu le 27 février 2024
Durée du spectacle : 1 h 40
Ferme de Bel-Ebat
1 Place de Bel Ébat
78 280 Guyancourt
www.lafermedebelebat.fr
Tournée en cours : Montreuil, Montluçon, Armentières (29 avril 2025), etc., en 2024-2025.
www.lasubversive.org
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