À l'affiche, Critiques // L’album de Karl Höcker, mise en scène Paul Bargetto – Les chantiers d’Europe – au Carreau du Temple

L’album de Karl Höcker, mise en scène Paul Bargetto – Les chantiers d’Europe – au Carreau du Temple

Mai 20, 2016 | Commentaires fermés sur L’album de Karl Höcker, mise en scène Paul Bargetto – Les chantiers d’Europe – au Carreau du Temple

Article d’Anna Grahm

karl-hocker

© DR

Sur le mur du fond de scène, s’affiche le portrait de deux jeunes SS avec cette inscription en allemand : commandant Baer Auschwitz 21 06 1944.

Pour écarter toute confusion d’une quelconque célébration, le metteur en scène prend soin de venir expliquer au public les ressorts de son travail. Il revendique un théâtre documentaire et a conçu ce spectacle à partir d’un album photo d’un officier SS – Karl Höcker – resté inconnu jusqu’en 2006. S’appuyant sur cette découverte, il décide alors d’enquêter sur ce que montrent ces images et à l’aide d’improvisations, lectures de documents administratifs, tente de s’approcher au plus près de ce qu’a pu être le parcours de cet assassin.

A la question comment en est-il arrivé là, la troupe d’acteurs élabore plusieurs scénarios. D’abord sous la forme d’un entretien d’embauche, un peu tendu mais tout à fait classique, puis sous la forme d’une rencontre moins formelle entre deux amis qui se pistonnent. Quelle que fut la nature de l’entretien, l’attribution de ce nouveau poste est pour cet homme une jolie promotion. Devenir le bras droit du commandant, l’enchante. C’est un virage du destin, pour ce jeune homme au visage poupin fraîchement débarqué, un petit triomphe. Et comme le propose l’acteur qui l’incarne avec une subtile distance, il va se vanter auprès de sa femme de son succès et aussi peut-être chercher à la faire venir auprès de lui en lui faisant miroiter cette grande maison confortable entourée de beaux jardins.

Après le procès d’Eichmann, Hannah Arendt avait engagé une réflexion sur ce qu’elle avait nommé : la banalité du mal. Ici sa pensée singulière qui avait fait couler beaucoup d’encre, prend corps dramatiquement. Prend les traits d’une vie normale, s’inscrit dans les pas de ce cortège qui se rend au stand de tir, bruisse de ces jours de soleil qui charment les cœurs. Les acteurs illustrent au millimètre les tirages en noir et blanc, se fondent dans ces attitudes alanguies, respirent ce bien-être, profitent des restes d’une soirée bien arrosée. Ils cherchent à reproduire parfois un peu crispés, parfois jusqu’à l’absurde ce qui fait l’étoffe de ces bourreaux.

Ce qui se dégage de cet album de famille, avec entre autre son sinistre docteur Mengele, est tout à la fois joyeux, fier et toujours très organisé. Il y a chez eux cette insolence rassembleuse, quelque chose d’invincible, quelque chose aussi du bonheur. C’est trivial, c’est terrible, c’est glaçant. Cette ardeur contagieuse, cet engagement sans réserve, cette adhésion sans faille doit, pour se mettre au diapason du clan, se détacher de tout jugement personnel, doit effacer toute raison gardée. Ici la race des seigneurs se contente de petites compétitions, de réjouissances potaches, de rires gras et leur franche camaraderie agit comme une drogue.

L’effort de représenter cette façon de tuer le temps pour oublier le temps où l’on tue devient proprement hallucinant. Ce tumulte des forts en gueule, ces plaisanteries qui déclenchent l’hilarité générale, qui poussent les fous rires aux larmes cimentent le moral des troupes, aident à consolider le groupe.

Que dire de ces femmes, traitées en apparence comme des égales, séduites par ces hommes qui exultent. Affranchies du triptyque « cuisine, enfants, église » elles s’émancipent et contribuent à l’ambiance sympathique, à la connivence à tout prix pour être à la hauteur de leurs collègues masculins. L’émulation étant une nécessité, elles sont gratification, encouragement, qu’elles en aient conscience ou pas, elles ne lésinent pas à jouer de leurs avantages. Celles qui refusent de faire ce qu’on attend d’elles, comme cette comédienne qui ne veut pas faire le salut nazi, sont violemment (ici au sens propre) écrasées.

Le spectacle décrypte le noyau dur de ces petits Führer qui ont fait tourner l’usine de mort. Les livres de compte qui sont épluchés, dans lesquels sont consignés, montres, bijoux et sommes d’argent de toute l’Europe donnent un tout petit aperçu de cet immense hors champ qu’ils gèrent au quotidien. Et s’il n’y aucune trace des atrocités qu’ils commettent, chaque photographie est saturée de ce qui a été soigneusement supprimé du cadre. Car ces hommes et ces femmes bien nourris, aux épaules et aux ventres bien charpentés, qui rient à gorges déployées à cause d’une pluie soudaine renvoient inexorablement aux ombres décharnées qui attendent l’appel sans bouger et par tous les temps.

Pourtant même si le cri déchirant crève d’un coup l’espace du jeu, la facilité avec laquelle ils cohabitent avec la barbarie, saisit, oppresse, étouffe. Car tout ce qu’ils font – sieste, week-end entre copains – sont des scènes tellement ordinaires que cela contribue à faire des crimes qu’ils ont perpétrés des actes ordinaires. « Il aurait été plus réconfortant qu’Eichmann soit un monstre » écrit Hannah Arendt. A son procès, Karl Höcker s’est employé à minimiser sa responsabilité, en présentant son sens du devoir attaché à obéir à la loi, en plaidant d’avoir été un simple exécutant sans libre arbitre, et n’a été que très peu condamné. Mais pourquoi donc ces photos ont-elles si longtemps été soustraites au regard du public. Mais pourquoi cette troupe d’acteurs polonais fouille aujourd’hui cette folle insouciance ? L’indifférence de l’époque a emporté les résistances. Frôle-t-on cette inconscience ? Glisse-t-on à nouveau vers le fanatisme et les persécutions ?

L’album de Karl Höcker
Mise en scène Paul Bargetto
Dramaturgie Malgorzata Sikorska-Miszczuk
en polonais surtitre
Avec Marta Kröl, Grzegorz Sierzputowski, Tomasz Sobczak, Krzysiek Polkowski, Helena Chorzelska
Les chantiers d’Europe
Du 17 au 18 Mai 2016 à 20h30

Carreau du temple
5, rue Eugène Spuller – 75003 paris
réservation 01 83 81 93 30
www.carreaudutemple.eu

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