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La visita, de Peeping Tom, à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, programmé par le Théâtre de la Ville

Oct 03, 2022 | Commentaires fermés sur La visita, de Peeping Tom, à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, programmé par le Théâtre de la Ville

 

© Arianna Arcara

 

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

C’est à une déambulation que le public est convié dès que la porte de la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, située au sein de l’hôpital public du même nom, s’ouvre. Une déambulation, cela résonne étrangement en ce lieu, une chapelle, dans ce contexte, un hôpital, comme si ce mot, épuisé à force d’utilisations dans l’art contemporain et dans le spectacle vivant, se régénérait au croisement de la procession, du chemin de croix ponctué de stations, et de l’ambulatoire, comme on dit ici, pour décrire ces opérations ou consultations qui ne nécessitent pas de séjourner à l’hôpital.

A peine pénétré dans la première nef, de grandes flaques d’eau au sol, eau bénite ou tombée du ciel, l’eau sonore inscrit sa petite musique concrète et inquiète. Dans les niches qui bordent la travée, les sculptures sont, tout ou partie, recouvertes de drap blanc. L’immobilité des corps de plâtre, de pierre, résonne de l’éternité.

La performance pensée spécifiquement in situ par Peeping Tom est à l’image de l’architecture de la chapelle (construite sous Louis XIV), en forme de croix grecque, chaque nef de longueur identique : l’action de La visita est segmentée entre ces différents bras, et pourtant organiquement continue par la circularité des mouvements et des sons. Le public est comme une mer, refluant ou s’engouffrant entre ces différentes embouchures au gré des cris, des chants, des actions des performers. Le public est alors ce flux que la performance sculpte, mais c’est aussi, dans le cinéma que produit ainsi Peeping Tom, lui qui relie les plans entre eux, créant des fondus enchaînés. Si le film qui se déploie ainsi sous nos yeux emprunte à de nombreux genres, comme celui du film d’horreur, grandguignolesque, avec cette entrée glaçante d’une chirurgienne maculée de sang, en casaque et charlotte vertes de bloc opératoire, progressant comme un pantin désarticulé et au bord de l’effondrement depuis le fond de la nef jusqu’au chœur central, les bras immenses pendant comme des outils impropres, inutiles, coiffés de gants sanguinolents comme les pinces d’un animal prédateur, yeux révulsés, vomissant un effroyable cri, ou encore le film de skaters, tout en cinématique, en travelling, en arabesque, tout en corps sec, dessiné et érotisé comme dans la statuaire grecque, tel celui de Jésus qui arrivera un peu plus tard encore dans une caisse en bois, ceint d’un néon-auréole, ou encore film-série d’urgences médicales avec brancard poussé à la va-vite, thriller avec suspense et coup de feu, et puis enfin film d’art, film d’atelier, in vivo, création et restauration des œuvres dans une indéterminable hybridation, qui mêlerait Rodin au Docteur Jekyll et Mister Hyde, à travers tous ces emprunts, c’est pourtant bien un seul scénario qui s’écrit devant nous : celui de la vie humaine comme œuvre d’art, à moins que ce ne soit l’inverse, l’art comme forme vitale. Les deux à la fois, certainement, tel cet accouplement d’une femme allongée sur une statue, telle cette poche de transfusion, blanche comme un lait de plâtre, au chevet du brancard.

La visita travaille les symboles, les archétypes culturels et cultuels. Ce n’est toutefois aucunement une survivance des formes, au sens d’Aby Warburg, mais bien plutôt un détournement qu’opère Peeping Tom à travers la citation et le glissement. Le Christ évolue en messie footballeur, la résurrection se révèle être une restauration, la déploration sur le Christ mort devient étreinte et corps-à-corps où le mort se fait anguille palpitante… Il y a, à chaque instant, une perceptible ambiguïté, un décalage, comme l’affleurement d’un sexe que l’on ne saurait exhiber, à l’instar de cette infirmière religieuse, soulevant le drap sur le lit du malade, y enfouissant la tête pour on ne sait quelle besogne (la situation scabreuse évoquant diablement les aventures sexuelles du narrateur blessé de Guerre de Louis-Ferdinand Céline, récemment publié).

Effet de leur concentration, de leur précision, de leur présence paradoxale dans le vide de cette chapelle partiellement désaffectée, les performers possèdent cette densité émotive des sculptures hyper réalistes de Ron Mueck, ils dégagent cet aura propre aux œuvres d’art, cette capacité à condenser et irradier les affects humains. Ils sont également les opérateurs et les passeurs, à leur corps défendant, de la mémoire d’un lieu, ils sont les palimpsestes des siècles passés qui se pressent aux portes de notre présent, embrassant dans une même geste histoire de la médecine (Charcot y théorisa l’hystérie), de la folie, histoire de l’enfermement, de la contention (la Salpêtrière comporte également la Maison de la Force, qui fut un lieu d’incarcération pour les femmes condamnées de droit commun), histoire de la Révolution puisque la Salpêtrière fut le théâtre de massacres…

Les corps se disloquent, le langage se fait inarticulé, cri, gémissement. La Salpêtrière, est, de tout temps, et à tous les sens du terme, un lieu de peine. La visita y fait résonner le muet désarroi de l’histoire humaine, comme un déchirant aria de Bach, comme une lame de fond bousculant et bouleversant nos représentations. Alors que nous quittons dans le silence la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, dans la nef opposée, des blouses blanches s’éloignent et disparaissent dans la nuit tirant avec elles, comme deux ailes irrésistibles, le corps éteint d’une aliénée.

 

 © Arianna Arcara

 

La visita, concept & mise en scène de Gabriela Carrizo

Création & interprétation : Charlotte Clamens, Eurudike De Beul, Marie Gyselbrecht, Brandon Lagaert, Yichun Liu, Romeu Runa

Composition sonore : Raphaëlle Latini

Scénographie : Amber Vandenhoeck

Aide à la dramaturgie : Raphaëlle Latini

Conception lumières : Bram Geldhof

Accessoires et costumes : Nina Lopez le Galliard

Aide à la création : Helena Casas, Lauren Langlois, Sébastien Parizel

 

Avec la participation de personnes des différents corps de métiers de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, de Salomé Arnaud, Victoire Bazillaud (étudiantes de l’Académie Culture-Santé), Camélia Ben Abdennebi, Juliette Boccara (étudiants en Faculté de Médecine Sorbonne Université) et du coémdien Arnaud Prechac.

 

 

Durée : 1 heure 15

Du 22 septembre au 1er octobre 2022 (sauf le 25), à 20 h

 

 

Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière

83, Boulevard de l’Hôpital

75013 Paris

 

Programmé par le Théâtre de la Ville

Tél : 01 42 74 22 77

www.theatredelaville-paris.com

 

 

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