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La théorie, texte de Marie Yan, mise en scène de Valentine Caille à L’Etoile du Nord, Paris

Nov 17, 2021 | Commentaires fermés sur La théorie, texte de Marie Yan, mise en scène de Valentine Caille à L’Etoile du Nord, Paris

 

© Céleste Rogosin

 

ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot

C’est un immense tableau grisâtre, abîmé, parcouru de mots illisibles, au bord de l’effacement, à deviner : comme un palimpseste. Et puis des éraflures, des éventrements par endroit, d’où semble sourdre la poudre de craie floutant l’un des côtés du grand rectangle délimitant la scène comme une aire de jeu. L’école fait signe immédiatement et subtilement sur le plateau de La théorie, mais on y verrait presque une œuvre de Simon Hantaï, on pense à sa Peinture (Ecriture rose). Où chaque jour pendant un an le peintre vint déposer des mots sur la surface de la toile. C’est étrange comme l’esprit est prêt à divaguer dès que l’occasion se présente. C’est aussi que Valentine Caille élabore le matériau scénique comme un espace psychique, flottant et concret à la fois, propre à faire naître et évoluer la matière textuelle de Marie Yan et son motif principal : le complotisme. On pouvait craindre qu’un tel sujet s’impose comme une leçon didactique et lassante, assénant ses démonstrations et ses vérités comme le remède miracle au mal de notre époque. Au contraire, Valentine Caille et son équipe sèment dans cette fable un trouble presque lynchien, où les évidences se colorent de sombres et douteux reflets, où les sourires semblent receler des arrière-fonds, où l’espace surplombé de néons aurait autant à voir avec la salle de classe, qu’avec l’entrepôt désaffecté ou le parking souterrain nimbés d’une lumière froide et crépusculaire, et où les personnages seraient comme atomisés dans une friche interlope.

La beauté de cette proposition est de mettre en œuvre l’expérience in vivo d’un basculement, d’une précipitation (pour reprendre une terminologie chimique), où les éléments mis en présence vont soudainement cristalliser et donner corps à une théorie complotiste. Comme un passage du mental au social jusqu’à produire, effets collatéraux, la dévastation des corps. Et de découvrir comment l’intelligence se croyant critique, se croyant élève de Jacotot (Le Maitre ignorant, Jacques Rancière), s’étiole et se meurt, étouffée sous le poids de fétiches qui se ceignent de l’apparence des vérités. De cet engrenage psychique qui part du mal être et de l’incompréhension d’une adolescente en milieu scolaire naîtra un enchaînement dramatique : La théorie s’incarne dans le corps à corps que produit la fuite en avant paranoïaque de l’adolescente, et lorsque les rouages de cette machine infernale se mettent en place le spectateur se retrouve lui-même soulevé et emporté par l’énergie que la fausse rumeur déploie dans l’agitation qu’elle produit, dans les déflagrations qu’elle ne manque de répercuter autour d’elle.

Dans cette construction notons la très précise et nuancée interprétation de chacun des acteurs qui sont comme autant de voix au chapitre d’une symphonie musicale si l’on pense que la vérité comme le mensonge est affaire de musique pour les oreilles humaines. Affaire de conviction. Chaque note portée avec vérité (paradoxe et mise en abîme de l’acteur) quand bien même il s’agirait d’un chant fallacieux. Chacun à son endroit : Alex (Léna Garrel), pétrie de révolte, fragile et touchante dans sa carapace ; son ami (Jordan Sajous), douloureusement résolu dans sa croyance à l’amitié, à l’amour, prêt à s’offrir, à subir ; le surveillant (Guillaume Verdier), fuyant et manipulateur, improbable père isolé et dangereux rêveur dont le rêve est un cauchemar ; et la lumineuse professeur d’histoire (Laure Wolf), indémontable malgré les assauts, quand bien même on semble l’entendre dégringoler les notes d’un piano sous le coup de l’émotion. La théorie est esthétiquement l’entrelacement et la composition équilibrée de toutes ces voix ; socialement, elle nous rappelle que le complotisme se nourrit de sa réfutation dans un cercle vicieux sans fin.

Il y aura un incendie, une sorte de grand soir en plein jour qui fera long feu. L’événement magnifiquement signé par la simple chute du tableau au sol, la craie se mettant à fuir comme pour un sac percé. Justesse incroyable. Comme une déposition. Celle du tableau décroché, ou celle des individus amenés au poste de police pour y être interrogés, ou enfin celle bien connue et représentée par des milliers de tableaux religieux. A cet instant, ils parlèrent comme si quelque chose du poids du réel et des affects avait enfin gagné leur corps et leur être, enfin libérés de cette théorie.

 

© Céleste Rogosin

 

La théorie, de Marie Yan

Mise en scène : Valentine Caille

Interprétation : Léna Garrel, Jordan Sajous, Guillaume Verdier, Laure Wolf

Création lumière : Marco Hollinger

Création sonore : Raphaël Lellouche

Scénographie : Irène Tchernooutsan – Fanny Laplane

Collaboration artistique : Eric Feldman

 

Durée : 1 h 15

Du 15 au 17 novembre 2021 à 20 h

 

 

L’étoile du nord

16 rue Georgette Agutte

75018 Paris

Tél : 01 42 26 47 47

www.etoiledunord-theatre.com

 

Tournée :

Les 15 et 16 décembre 2021 : Festival Impatience 2021, Les plateaux sauvages

 

 

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