© Simon Gosselin
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Autour d’une vaste tablée de cour à jardin comparable aux jours de batteuse chez nos arrières grands parents, on joue aux cartes, on mange, on boit et on se raconte des histoires. A Rognes, un village beauceron, la terre de glaise et d’ombre est marron gris comme les paysans qui la retournent, une couleur abondamment utilisée par les peintres depuis Lascaux jusqu’à Georges Braques. Un jour de moissons, en été au coucher du soleil, on est dans la salle commune, séparée de l’étable par des plaques de plexiglass, le bétail est au milieu du foin au fond. Le clan Fouan au grand complet nous apostrophe joyeusement,
On trinque ? Vous habitez où ?
Paris
Connaissez-pas mon fils, Ernest Delhomme ?
Et là un monde vous tombe dessus, à 50 km de la capitale. Anne Barbot est coutumière d’une proximité avec le public qu’elle immerge dans un milieu aux enjeux évidents dès le premier tableau. Le patriarche, trop vieux pour cultiver ses terres, se résout à en faire don à ses trois enfants : Fanny, mariée à monsieur Delhomme, cultivateur et maire du village ; Hyacinthe dit Jésus-Christ, épicurien révolté qui dilapide ses sous au bistrot, et Joseph dit Buteau, violent et obsédé par un sentiment d’infériorité. Ce prologue ouvre sur toutes les questions posées par Zola qui restent d’une grande actualité. Que faire quand on hérite de surfaces peu fertiles ou trop petites ? Peut-on s’exclure de la communauté quand on n’a pas la terre dans le sang ? Comment rester compétitif face à l’invasion du blé étranger qui casse les prix ? vendre, emprunter, mécaniser ?
Après le Baiser comme une première chute sur le monde ouvrier d’après l’Assommoir, Anne Barbot adapte la Terre, autre volet des Rougon Macquart. Elle resserre l’intrigue autour de la famille Fouan et peint des personnages attachants loin des pochtrons bestiaux de Zola qui passaient leur temps à travailler et à forniquer. Leurs fêlures apparaissent, à la fois viscéralement attachés à leur famille et capables de tuer pour un lopin de terre. Le pater familias autoritaire est démuni face à la dépression de son fils, anarchiste sensible qui ne supporte pas les conflits. Françoise, la sœur que l’on croyait soumise, réclame in fine son dû avec beaucoup de finesse.
Pas de narration chez Anne Barbot, tout est action, dialogue. On vit au présent l’enchainement des tableaux rythmés par des temps forts, le partage, le mariage, la naissance, la faillite, l’enterrement …l’anatomie d’une chute et la dégringolade d’obscurs paysans. Pas d’esthétisme non plus, on vit, on lutte, on tombe et on crève, la metteure en scène ne craint pas le réalisme et peut compter sur une troupe à l’engagement physique total.
On pouvait craindre le misérabilisme mais il n’en est rien, Anne Barbot porte haut une fresque sociale aux accents shakespeariens, le vieux Fouan, remarquable Philippe Bérodot, est un roi Lear déchu dont les enfants sucent le sang, il erre de maison en maison accompagné de son fou Hyacinthe, impressionnant Ghislain Decléty, le seul qui lui témoigne un peu d’affection. Il en mourra de chagrin tandis que ses enfants héritent d’une terre qui ne vaut plus rien, victimes de leur bêtise et de leur incapacité à faire front commun. À la fin il ne reste plus rien des granges à céréales excepté des cendres, vulgaires gravats que le vent disperse dans un nuage de chagrin et de regret. L’incendie, le battage, la tempête, autant de moments tragiques dignes du maitre anglais sur fond d’observation clinique des ravages du délirium tremens. On rit au début de leurs blagues, de leur propension aux ripailles, plus du tout au milieu tant la dureté laisse présager un épilogue terrible et à la fin on souffre avec eux.
Un grand spectacle populaire, juste et rigoureux, l’adaptation, la mise en scène, la direction d’acteurs et l’interprétation, tout est impeccable sans les inévitables fumerolles et sans relecture militante imbécile des classiques, ça devient rare. Le théâtre Gérard Philippe à Saint Denis confirme la qualité de sa programmation, courrez y avant le 21 mars !
© Simon Gosselin
La Terre d’après Emile Zola
Adaptation d’Anne Barbot et Agathe Peyrard
Mise en scène : Anne Barbot
Scénographie : Camille Duchemin
Lumière : Felix Bataillou
Musique : Mathieu Boccaren
Costumes : Gabrielle Marty
Avec : Milla Angid, Philippe Bérodot, Benoit Carré, Wadith Cormier, Benoit Dallongeville , Ghislain Decléty, Rébecca Finet, Sonia Georges.
Jusqu’au 21 mars
du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 15h30, relâche le mardi
Durée du spectacle 2h 15
TGP Saint Denis
59, boulevard Jules Guesde
Saint Denis 93
Réservation : 01 48 13 70 00
reservation@theatregerardphilippe.com
Tournée :
5 avril, espace Marcel Carné, Saint- Michel- sur – Orge, 91
3 mai, Théâtre Châtillon -Clamart, 92
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