ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Inutile de tergiverser. Dès le premier quart de seconde, les huit comédiens nous emballent, nous embarquent, nous impliquent, nous séduisent. Ils nous livrent un shoot d’énergie, de vitalité, de candeur, de sincérité, de vulnérabilité. Le propos est direct, qu’il soit énoncé, chanté ou dansé ; vulgaire souvent, intime continuellement, tendre assurément. La tendresse c’est celle de sept jeunes hommes + un(e) d’aujourd’hui, chamboulés par leurs hormones, la vague #meetoo, la banalisation du porno, l’explosion du nombre de féminicides et le rapport au consentement. Ils scrutent leurs poils comme ils sondent leur éducation de mâles dans une société qui continue à imposer ses diktats, préjugés et autres clichés sur ce que doit être un homme (fort, performant, le meilleur…) et comment ils doivent se comporter avec les femmes dont la parole s’est libérée et dont ils ont l’impression qu’elles sont en train de prendre leur revanche.
Le spectacle a été conçu en miroir de Désobéir, créée en 2017, qui se plaçait « du côté » des filles, immigrées de la deuxième ou troisième génération apprenant à dire non. Comme dans Désobéir, les hommes se remettent en question dans La tendresse, acceptent leur vulnérabilité, leur émotivité, leur fragilité et partant, interrogent notre société sur ce que l’on attend des hommes aujourd’hui pour se poser à eux-mêmes et entre eux une nouvelle question : comment être un mec bien aujourd’hui ?
Personne ne sonne faux dans ce groupe solidaire en dépit ou grâce à ses individualités marquées, aussi bien dans les personnages représentés que les artistes engagés qui conservent leurs prénoms. On suit chacun dans son histoire personnelle, ses doutes, ses petites rébellions contre cet héritage trop lourd de leurs pères, son rapport au romantisme autant qu’à la sexualité. Des stéréotypes ? Peut-être. Ils auraient sans doute pu aller encore plus loin dans certaines remises en cause. Nonobstant, on réfléchit un peu, on rit beaucoup, on est émus passionnément, on ne s’ennuie pas du tout.
De fait, on ne voit pas l’heure 45 passer qui est une battle polyphonique : les récits sont ponctués de respirations dansées et chantées (avec des reprises délibérément provocatrices de chansons de Jul notamment) réglées au cordeau, utilisant l’espace idéalement et jouant avec la structure aussi simple qu’ingénieuse (un pont au-dessus d’une porte bétonnée avec une pente glissante de part et d’autre) qu’ils gravissent, escaladent, sur laquelle ils trébuchent également, comme dans leurs vies. Les scènes collectives telles celle de la guerre au ralenti sont parfaitement millimétrées. Les techniques de hip hop et classique irréprochables révèlent des prestations totalement bluffantes. On ne s’attendait pas à un tel niveau performatif qui n’a rien à envier aux meilleures compagnies de danse, avec un art du naturel et de l’évidence, en particulier le danseur de break-dance Junior Bosila Banya et la danseuse de popping Naso Fariborzi.
Au final, les auteurs nous font réaliser qu’ils se sont attaqués à un tabou, celui de la déconstruction de la notion de masculinité qui reste largement un impensé et on se prend à penser à la fameuse phrase de Simone de Beauvoir que l’on pourrait à l’évidence aussi adapter à l’autre sexe : on ne nait pas homme, on le devient… Alors, on sort des Bouffes du Nord, plein d’espoir sur cette génération d’hommes et de femmes qui non seulement ont rejeté le patriarcat, mais surtout qui pensent à (re)construire une nouvelle masculinité qui n’a pas besoin d’entrer en compétition avec la nouvelle féminité elle aussi en plein bouleversement. De(ux) nouveaux ethos pour un monde que l’on espère ou rêve plus apaisé. *
La tendresse, de Julie Berès, Kevin Keiss, Alice Zeniter, Lisa Guez
Mise en scène : Julie Berès
Avec : Avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Charmine Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner et Mohamed Seddiki
En binôme avec : Ryad Ferrad, Saïd Ghanem, Guillaume Jacquemont
Écriture et dramaturgie : Kevin Keiss, Julie Berès, Lisa Guez avec la collaboration d’Alice Zeniter
Chorégraphie : Jessica Noita
Référentes artistiques : Alice Gozlan et Béatrice Chéramy
Création lumière : Kélig Le Bars assistée par Mathilde Domarle
Création son et musique : Colombine Jacquemont
Assistant à la composition : Martin Leterme
Scénographie : Goury
Création costumes : Caroline Tavernier et Marjolaine Mansot
Régie générale création : Quentin Maudet
Régie générale tournée : Alexis Poillot
Régie plateau création : Dylan Plainchamp
Régie plateau tournée : Amina Rezig, Matthieu Maury et Florian Caraby
Régie son : Antoine Frech en alternance avec Colombine Jacquemont
Régie lumière : Henri Coueignoux
Durée 1h45
Jusqu’au 23 décembre 2023
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche 16h
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis Boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Tournée :
Mars 2024 à Bienne (Suisse), Vesoul, Laval, Vitré, Poitiers, Saint-Etienne
Avril 2024 à Périgueux, Auch, Bayonne, Mont-de Marsan, Tours, Tournai (Belgique), Rungis
Mai 2024 à Nanterre, Montbéliard, Tarbes, Foix, Annemasse
comment closed