© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia
Un bruit sourd gronde et s’amplifie sur la scène de l’Opéra d’Avignon. La tempête évidemment qui va déployer toute sa puissance permise par la magie d’Ariel. Un voile noir, telle la voile d’un bateau ou un immense linceul morbide pouvant engloutir tous les naufragés, s’agite et se soulève dans les hauts cintres et laisse paraître une danseuse comme ballotée par les bourrasques. Ce premier tableau de toute beauté est à l’image de ce qui suivra dans cette nouvelle adaptation shakespearienne du metteur en scène italien Alessandro Serra : un exercice esthétique dont la perfection ne laisse toutefois et regrettablement pas assez de place à l’émotion.
La Tempête est comme nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes à propos de la mise en scène la plus récente de Peter Brook aux Bouffes du Nord (Tempest project), « l’une des pièces les plus énigmatiques de Shakespeare, très difficile à mettre en scène, pas seulement en raison de sa dimension féérique, mais peut-être plus encore en raison des différents niveaux de compréhension de son texte, ou de ses différentes entrées. »
Alessandro Serra a voulu tout maîtriser de sa Tempesta présentée en italien. Lumières, son, costumes et évidemment mise en scène. Manquent les décors, parce qu’il n’y en a (quasiment) pas, à part le voile noir d’ouverture dont se drape Ariel quelques secondes et une planche de bois. La dominante sombre et le travail sur les lumières rappellent son précédent Shakespeare (Macbettu) présenté aux Bouffes du Nord. Les accessoires se résument aux plats d’une table de banquet (celui du mariage) et à des masques superbement travaillés.
La Tempesta se veut donc épurée, ce qui ne pose pas problème, tout en étant très précieuse, pour ne pas dire maniériste dans les costumes (superbes) et le jeu d’une grande partie de la distribution. La bouffonnerie à la mode commedia dell’arte des deux ivrognes Trinculo et Stefano, n’y change rien, non plus que la monstruosité modérément convaincante de Caliban à la voix éraillée (qui joue néanmoins très bien) ou la rudesse et raideurs (excessives) de Prospero. Il manque le souffle humain, y compris dans la relation qui ne peut pas vraiment exister de cette nature entre Ariel et Prospero mais qui ont néanmoins des liens d’une particulière complexité ; mais aussi entre les amoureux Miranda et Ferdinand où la passion manque, en dépit d’un Gloria enjoué, mais tellement court qu’il ne peut réchauffer les cœurs.
La sobriété brookienne dont Alessandro Serra se réclame (sachant que Brook a créé aux moins quatre versions de La Tempête) doit nécessairement être compensée en quelques sortes par une dimension sensible qui touche le spectateur dans ses intuitions et convictions les plus profondes face à ses jeux de dupes et ces manipulations pour le pouvoir, en laissant parler les ferveurs des personnages et se créer une complicité entre eux. La langue italienne aurait pu être un outil utile pour conduire vers cette proximité, notamment dans le prolongement de la scène de discussion molto forte en italien de déshabillage dans les « coulisses ». Or c’est le contraire qui se produit : une forme de distance entre les comédiens et entre eux et le public, lequel s’il rit à la blague sur les Galeries Lafayette dont il aurait pu se passer, ne peut se laisser aller à de l’empathie avec aucun des personnages et perd la dimension la plus politique de la pièce.
Il reste que les tableaux sont superbes, et que les spectateurs vierges de toute mise en scène de cette dernière pièce de Shakespeare ont tout de même de la chance d’assister à un tel spectacle ou brume et lumières se font concurrence, comme entrent en compétition dans le texte les enjeux de la réalité politique et la dimension magique qui entretient l’illusion que tout est bien qui finit bien.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
La Tempesta, de Shakespeare
Traduction, adaptation, mise en scène, scénographie, costumes, son et lumière : Alessandro Serra
Assistanat lumière : Stefano Bardelli
Assistanat son : Alessandro Saviozzi
Assistanat costumes : Francesca Novati
Masques : Tiziano Fario
Traduction en français pour les surtitres : Max Perdeilhan
Avec : Fabio Barone, Andrea Castellano, Vincenzo Del Prete, Massimiliano Donato, Paolo Madonna, Jared McNeill, Chiara Michelini, Maria Irene Minelli, Valerio Pietrovita, Massimiliano Poli, Marco Sgrosso, Bruno Stori
Durée 1 h 40
Jusqu’au 23 juillet, 18 h
Grand Opéra Avignon
Place de l’horloge
84 000 Avignon
Tournée italienne en 2022-2023 :
Teatro Romolo Valli de Reggio Emilia
Théâtre Gabriello Chiabrera de Savone,
Teatro Strehler de Milan
En France :
MA Scène nationale de Montbéliard le 25 avril 2023
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