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La source vive de Aynd Rand mise en scène Ivo van Hove aux ateliers Berthier

Nov 15, 2016 | Commentaires fermés sur La source vive de Aynd Rand mise en scène Ivo van Hove aux ateliers Berthier

ƒƒƒ Article d’Anna Grahm

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© Jan Versweyveld

Sous les néons de l’immense open space d’un bureau d’architecture, s’affaire une vraie fourmilière. Les techniciens – dont on ne distingue pas de prime abord qu’ils le sont – à leurs consoles, les musiciens sur d’étranges instruments, et les acteurs à leurs tables à dessin qui griffonnent, esquissent le squelette d’un projet. Sur ce plateau, tous appartiennent au même plan, tous concourent à la même création. Tous s’inscrivent avec une même concentration dans ce gigantesque décor bourré de mobilier industriel, de machines de tous poils, de poutrelles d’acier, et de parois de verre.

Dans ce petit monde tout est pensé en noir et blanc, les costumes, les lumières, les silences des souffrances tues, tout est modélisé, organisé, lissé pour le temps de travail, chacun est à la peine, normalement calme et appliqué. Sous l’œil froid des caméras, tous restent à leur place, pour être cadré au plus près. Entre les hommes, l’indifférence fait loi, entre ambition et soumission à la productivité. Car ici il s’agit d’accepter le monde tel qu’il est, d’être un homme semblable à tous les hommes, c’est à dire utile, au seul service de la communauté.

Dans cette société-là, il s’agit de prêter son bras et de savoir pardonner. Et l’on apprend très tôt que ce qui provient de l’égo est mauvais et que ce qui vient de l’autre est bon. On est donc suspendu aux ordres des supérieurs et aux commandes des clients. On adhère sans sourciller aux mêmes idées, aux faux semblants. On est toujours prêts à se conformer à ce que les gens veulent. On répond aux demandes et on ne donne jamais son avis. On se calque aux miroirs tendus, on n’a pas d’amour propre, on va jusqu’à détruire la prétention d’en avoir.

Ainsi se dessine lentement l’absence d’audace, ainsi sont vissés ces êtres dans l’économie de moyens, ainsi dansent ces âmes damnées qui tremblent d’être reléguées pour un mot de trop, où la peur d’être remplacé à tout moment rôde et érode tout le courage, ainsi se rongent les cœurs qui finissent par pousser sur l’autel du sacrifice, leurs amis, leurs femmes, et toutes leurs libertés. Ainsi fondent les forces vives, forcées de produire ce qu’on attend d’elles.

Mais un homme, un seul contre tous, refuse d’entrer dans cette mécanique sacrificielle. Il refuse de penser avec le cerveau des autres, incarne l’intégrité, et se dresse, tel un roc, un fou, un héros contre cette mort du désir programmée. Un homme exalté, qui n’a qu’une obsession : défendre sa liberté de conscience et continuer de créer. Et si cet homme d’exception refuse de négocier son talent, de brader ses idées, d’abjurer ce qu’il a de plus précieux, ses rêves de monde meilleur, ses dons de visionnaire, s’il tient à sa recherche de la beauté, son intransigeance fera pourtant de lui le martyr de l’impossible.

Car dans sa lutte pour préserver sa source vive intacte, il va peu à peu se retrancher sur ses convictions esthétiques, dans l’égoïsme le plus rigide. Ce faisant il deviendra pour l’opinion qui le juge un paria, un individu antisocial, le parfait bouc émissaire que l’on persécute, et sera l’objet de tous les mépris.

Le metteur en scène Ivo van Hove s’est attelé à un théâtre d’idées et traverse l’énorme roman d’Ayn Rand avec une rare acuité. Il s’inspire de l’appareil d’état russe et des pogroms qu’a du fuir l’auteure en 1907, et les transposent en instaurant sur scène un régime de surveillance généralisé. Il réussit à composer un spectacle d’une véritable modernité en lui insufflant une violence sourde tout le long. Il met à nu les décisions des protagonistes et fait exploser leurs contradictions. Il n’hésite pas à resserrer sa focale sur une société d’hommes qui instrumentalise les femmes et où l’idéal maso reste la seule alternative. Chacune de ses scènes est construite comme un duel, les personnages qui se font face, dégainent leurs invectives avec une énergie inouïe, s’éprouvent, s’attaquent et se rembarrent sans pitié, sans merci.

Derrière les acteurs, il déroule de larges écrans où défilent des images de la ville newyorkaise en surplomb, images spectaculaires de ce qu’est capable de concevoir le génie humain et qui fixent les hommes dans leur petitesse, leur précarité, les défont de leur superbe assurance, de leur esprit bravache et les rendent à leur fragilité.

Devant ces toiles de fond s’affrontent deux modèles de société, celle d’une solidarité coercitive et sans fraternité et celle d’un individualisme élitiste et sans concession. La mise en scène fait se rejoindre dans un même élan destructeur les deux extrêmes autoritaires, les fait plonger dans un même sectarisme tyrannique. Le monologue final ponctué par la gestuelle équivoque du groupe plongera le public dans des abymes de perplexité et l’obligera à repenser le juste milieu de ses propres éthiques.

 

The fountainhead – la source vive
D’Ayn Rand
Traduction Jan va Rheenen et Erika van Rijsejsewijk
Adaptation Koen Tachelet
Dramaturgie Peter van Kraaij
Scénographie lumière Jan Versweyveld
Mise en scène Ivo va Hove
Avec Robert de Hoog, Janni Goslinga, Aus Greidanus Jr, Hans Kesting, Hugo Koolschijn, Ramsey Nasr, Frieda Pittoors, Halina Reijn, Bart Siegers
Et les musiciens Yves Goemaere Hannes Nieuwlaest Christiaan Saris

Du 10 au 17 novembre 2016
Du mardi au samedi à 19h30

Dimanche à 15 h

Odéon – Ateliers Berthier
1 rue André Suares – 75017 Paris
Réservation 01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu

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