ƒ article d’Anna Grahm

La première perception de Colin Smith est un son. Dans le noir, les semelles de cuir claquent sur le sol. Une foulée nette, franche, régulière. Une mécanique bien huilée, bien rodée, un rythme comme un métronome, un battement de cœur. Tape tape tape dans la pénombre celui qu’on ne voit pas qu’il a toujours été, pas après pas, tranquillement il déroule la volonté farouche qui le détermine. Il s’entraîne et il pense, il s’entraîne à penser, sans jamais se plaindre, il repense à son enfance, à son père trop tôt disparu, aux amants de sa mère. Jusqu’à cette nuit, où pour tromper son ennui, il a cambriolé une boulangerie avec un copain. Oui. Il revient de loin, retraverse sur son matelas par terre, dans sa cellule, ce jour où il a touché le fond.

Mais le directeur de la maison de correction où il a atterri espère le remettre sur le droit chemin. En faire un exemple, pour son établissement, et le dresser grâce à la compétition sportive. Un contrat que le gamin des faubourgs du Sussex semble accepter sans renâcler. Tape tape tape puisque c’est le prix à payer, pour retrouver son honnêteté. Mais la question de l’honnêteté pour Colin Smith va prendre un tout autre chemin. C’est que la course de fond ça fait gamberger.

Une heure durant, l’acteur, fin et noueux comme son personnage, court en short et de son pas syncopé, il raconte sans s’essouffler, tape, tape tape et mouille le maillot. Comme tous les jours, il accomplit son dur labeur, par tous les temps, il repousse ses limites à travers champs. Pendant toute sa préparation, il est accompagné par sa petite musique, saxo et clarinette, avance avec la même légèreté, la même délicatesse que les doigts du musicien. Il se souvient d’avoir toujours couru les flics aux trousses, et dans le feu de l’action s’emballe pour se débarrasser des fantômes qui le talonnent.

La scénographie décloisonne le fil de son histoire, balade sa pensée sur quelques plans vidéo en noir et blanc, la fait vagabonder hors des sentiers battus. Colin Smith fonce sur et entre les règles qu’il a appris à suivre, et vise celle qu’il s’apprête à transgresser. Car s’il a bien toutes les capacités physiques pour gagner cette course, s’il donne l’impression d’être enfin sur la bonne pente, il n’a pas l’intention de faire ce plaisir au directeur.

Quelle force secrète le pousse ainsi à fouiller au tréfonds de lui-même jusqu’à presque voler ? Comment se fait-il qu’il ait été en deçà de ses capacités et se soit ainsi refusé une victoire certaine ? Il avait pourtant des facilités. Une volonté d’acier. Il n’était pourtant qu’à quelques mètres de l’hypnotique arrivée, à quelques mètres seulement des sifflets et des bravos, quand il a soudain ralenti. Comment peut-il projeter de perdre, semble murmurer le doux chant mélodieux du jazzman qui n’a cessé de le porter, comment n’a-t-il jamais flanché tout le long de son épuisant entrainement, et pourquoi va-t-il finalement renoncer aux honneurs des lords ? Le petit gars du Sussex n’a décidément rien d’un bon petit soldat, il est fait d’un autre bois. S’il sait produire autant d’efforts, il lui coûterait bien davantage de se plier au système. Alors il tiendra envers et contre tout, sa promesse de perdant. Oui. Sa prouesse – et celle de l’acteur et metteur en scène – aura bien été de rester fidèle à lui-même, de prouver que la vraie grandeur d’un homme est de conquérir sa propre liberté.

La solitude du coureur de fond
Texte Alan Sillitoe
Mise en scène Patrick Mons
Musique Art Pepper
Création Vidéo David Cid
Avec Patrick Mons et Esaïe Cid

Du 28 janvier au 30 avril 2015
Du mercredi au samedi à 19 h

Théâtre du Petit Hébertot
78 bis, Bd des Batignolles – 75017 Paris
Métro Villiers
Réservations 01 42 93 13 04
www.petithebertot.com

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