Un Fauteuil Pour l'Orchestre – Le site de critiques théâtrales parisien » La Scortecata, texte et mise en scène d’Emma Dante, au Théâtre de la Colline

À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // La Scortecata, texte et mise en scène d’Emma Dante, au Théâtre de la Colline

La Scortecata, texte et mise en scène d’Emma Dante, au Théâtre de la Colline

Juin 23, 2023 | Commentaires fermés sur La Scortecata, texte et mise en scène d’Emma Dante, au Théâtre de la Colline

fff article de Denis Sanglard

Elles sont vieilles, laides, sales, empuanties par les ans, n’ont jamais connu l’amour, vivent ensemble et chichement dans un taudis. Elles sont sœurs, ne cessent de se chicaner et se rabibocher. Un jour, le roi entend la voix de la cadette, quasi centenaire, qu’il ne voit pas. En tombe amoureux. Promesse est faite alors de passer une nuit au château, dans la chambre du roi, homme libidineux, en demeurant dans l’obscurité la plus complète… Aidée d’une fée, et de sa sœur, Carolina tente de remédier aux outrages du temps. Emma Dante adapte avec liberté le conte Les deux vieilles de Giambattista Basile (in Le conte des contes ou Le Pentamerone, publié en 1634 et 1636). C’est un conte, une farce d’une grande cruauté où le rire et la faconde populaire, parfois joyeusement outrancière, voire baroque, mettent à nu et à vif une vérité tragique. Langage truculent, le verbe napolitain claque, et tombent drues les insultes les plus crues.

Emma Dante, comme à son habitude, vide le plateau de tout superflu. Deux chaises, une porte, une petite maquette du château pour horizon et deux comédiens, comme le veut la tradition, pour incarner ces deux-là rêvant d’une nuit d’amour et de luxure, prêtes à tout, se jouant une comédie où la lucidité et le rêve se déchirent… Ils ne sont vêtus que d’une combinaison légère et lâches, dont ils se défont très vite. Et pas plus travestis que vous et moi, en moche culotte et torse nu, simple charlotte sur la tête, ils sont pourtant d’une vérité confondante, d’un talent immense, d’une virtuosité éclatante. Leurs corps et leur voix portent ainsi avec maestria le poids des ans avec cette exagération propre à la farce, au théâtre de tréteaux, à la comedia dell’ arte. C’est extrêmement drôle, si juste, mais terriblement cruel, aussi.

Et pourtant, dans la poursuite de leur chimère, elles sont bouleversantes plus que pathétiques ces deux vieilles. Qu’elles se lissent le petit doigt le suçant à se faire vomir pour le donner à baiser (quand Carolina ne se l’enfoncent pas dans le trou du cul), ou répètent avec ardeur cette nuit d’amour et de sexe à venir, tentent d’effacer avec désespoir l’outrage des ans en se tirant la peau (scène désopilante qui atteint là un sommet de burlesque) … Emma Dante préserve ses personnages du ridicule, ils ne le sont jamais, leur offrant une part d’humanité dans leur aveuglement têtu à refuser la vieillesse qui les ronge jusqu’à la moelle. Et quand la métamorphose a lieu, tant espérée, qui n’est qu’illusion, scène éblouissante dans sa simplicité et d’une beauté nue et fragile qui vous émeut tout soudain, Carolina prêt de toucher au but renonce brutalement sachant que tout ça n’est qu’une grossière comédie, une vaine supercherie qu’elle se joue à elle-même. Et là, ce qui est dit et ce qui advient, inattendu et terrifiant, touche à l’universel, traverse le temps. C’est du regard sur la vieillesse, celui porté sur elle par la société, la vieillesse des femmes qui les oblige à faire « peau neuve », amère métaphore, dans un jeu de séduction trompeur. C’est à cela qu’Emma Dante s’attache. Et le choix de Carolina, dans sa brutalité inouïe, et que nous ne révélerons pas, vous glace par sa radicalité contenue de fait dans le titre, l’Ecorchée (en français), voulu sciemment par Emma Dante, qui soudain révèle et résume le tragique de ce conte d’une grande noirceur. Où Changer de peau n’est plus dès lors une métaphore !