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La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines

Déc 10, 2016 | Commentaires fermés sur La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines

ƒƒ Article de Corinne François-Denève

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© Johan Ben Azzouz

Que chanterons-nous en mai 2017 ? Une « complainte aux tristes accents » qui déplorera une « patrie si belle et si perdue » ?
La Résistible Ascension d’Arturo Ui, version Pitoiset/Torreton s’ancre délibérément dans l’actualité : créée au moment des élections américaines, elle tourne pendant la campagne présidentielle française – et ce n’est pas une coïncidence. De la pièce de Brecht, écrite en 41, ont été gommées les références à Chicago et à Al Capone, sans doute parce que la crapule a remplacé les crapules. La pièce se joue dans un décor aseptisé de multinationale, entre Bloomberg TV et Bang et Olufsen. Les références à Hitler et au nazisme sont en revanche omniprésentes, envahissantes jusqu’à la gêne – tout signe de germanicité (bière, petite tenue tyrolienne) devient caricatural au possible, façon « gross comique ». Point de mention toutefois du fameux ajout de Brecht : « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». C’est sans doute parce que le fait est désormais acquis.
Si la pièce, bavarde, de Brecht se penche sur le pouvoir dévastateur de la parole, la mise en scène de Pitoiset vise surtout à montrer et faire entendre. Des chansons stridentes, des danses grotesques, des projections vidéo viennent interrompre les tableaux qui narrent la supposément résistible ascension du tyran – on voit mal, toutefois, ce qui pourrait s’opposer à l’accession au pouvoir de ce tribun supposément banal, mais qui possède l’autorité et la présence scénique de Philippe Torreton, qui entrainerait derrière lui n’importe quelle populace – le public, d’ailleurs, le suit, l’accompagne, le plussoie. « Pièce de circonstance », cet Arturo Ui 2016 oscille entre gros sabots didactiques et usage du signe, avec tous les dangers que cela comporte. Toute main tendue à la verticale devient suspecte, les tracés d’une ligne de cendres sont à examiner. L’accumulation des sons et des images, livrés à l’interprétation des spectateurs, laisse d’ailleurs souvent perplexe. Le malaise point devant une décapitation sur fond de Marche de Radetzky, tandis que le public ravi bat des mains moutonnières, confondant la place des exécutions et les grands bals de Vienne. Malaise aussi quand, tandis qu’un baryton entonne « Je chante avec toi liberté », les paroles du karaoké s’effacent pour laisser place aux images des violences des manifestations liées à la loi El Khomri. Un cocktail molotov balancé sur une voiture de flics, on s’en souvient, sur fond de Nana Mouskouri, avec en guise de boucle à cette série d’images l’incendie du Reichstag. Vraiment ? Pourquoi ? Si le but est de faire se poser des questions au spectateur, c’est réussi. Mais le spectateur a-t-il le loisir de le faire ?
Pitoiset et Torreton, dans une scénographie et un éclairage magnifique, se dépensent au service d’une pièce à message. C’est le pouvoir du théâtre qui est ici interrogé. Les spectateurs sont les électeurs d’Arturo Ui, le tribun nous exhorte à l’avant-scène. Cette rupture du quatrième mur rend d’autant plus étrange cette renonciation à la « distanciation », non au sens brechtien, mais bien au sens de la prise de recul qui devrait être permise au spectateur. C’est un comédien nu qui doit apprendre à Ui à se tenir en scène (suprême invraisemblance, au vu du talent de Torreton). Il déclame, humilié, le monologue de Marc-Antoine, et puis on brûle en scène la pièce de Shakespeare (un Folio, rassurons les puristes). Mise à nu et autodafé du Verbe. Que reste-t-il alors à l’artiste ? Le pouvoir de la création, aimerait-on penser. Au début de la pièce, Pitoiset choisit de diffuser, tandis que Ui tourne le dos au public, le « Va pensiero » vibrant de Ricardo Mutti, repris par tout l’Opéra de Rome en 2011, en pleine décadence cultruo-berlusconienne. Mais si l’on considère que ce « Va pensiero » est recyclé, dans la pièce, par la version « Je chante avec toi liberté » façon Delanöe/Lemesle, on se demande où est passée la leçon de dignité des esclaves. Certes, au moment des saluts, Torreton balaie du pied la svastika qu’il a dessinée auparavant. Mais c’est sans doute bien tard. Même s’il nous restera toujours Rammstein.

La Résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht
Mise en scène et scénographie : Dominique Pitoiset
Lumières Christophe Pitoiset
Costumes Axel Aust
Son Marie Charles
Vidéo Benoît Rossel
Accessoires Bertrand Nodet
Maquillage, perruque Cécile Kretschmar
Chorégraphie Jean-Charles Di Zazzo
Assistante mise en scène Marie Favre
Habilleuse Charlène Cadiou

Avec : Philippe Torreton, Daniel Martin, Pierre-Alain Chapuis, Hervé Briaux, Nadia Fabrizio, Patrice Bornand, Gilles Fisseau, Adrien Cauchetier, Jean-François Lapalus, Martine Vandeville

Durée : 2 h
Créée le 2 novembre 2016 à Bonlieu, Scène nationale d’Annecy
Du 7 au 10 décembre du Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines, puis en tournée :
du 13 au 15 décembre 2016 Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône
les 5 et 6 janvier 2017 Maison de la Culture d’Amiens, Centre européen de
création et de production
les 10 et 11 janvier 2017 Le Phénix, Scène nationale Valenciennes Pôle européen
de création
le 14 janvier 2017 Anthéa Antipolis, Théâtre d’Antibes
du 17 au 21 janvier 2017 Centre national de création et de diffusion culturelles
Châteauvallon
du 25 au 27 janvier 2017 Scène nationale de Sète et du Bassin de Thau
du 31 janvier au 4 février 2017 Théâtre Dijon Bourgogne, Centre Dramatique National
du 7 au 11 février 2017 Théâtre du Gymnase, Marseille
du 15 au 17 février 2017 La Comédie de St Etienne, Centre Dramatique National
du 24 au 26 février 2017 Théâtre Sénart, Scène nationale
Les 2 et 3 mars 2017 Théâtre de L’Archipel, Scène nationale de Perpignan
du 7 au 11 mars 2017 MC2 : Grenoble
du 14 au 16 mars 2017 Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la
Savoie
du 21 au 24 mars 2017 La Coursive, Scène nationale La Rochelle
du 29 au 31 mars 2017 Le Quartz, Scène nationale Brest
les 26 et 27 avril 2017 La Passerelle, Scène nationale de Saint Brieuc

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