© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Ah que c’est épatant ! Ah que c’est hilarant ! Ah que c’est élégant ! Un Feydeau, so chic et si glamour, traversé d’une folie furieuse qui emporte tout sur son passage, des acteurs déchaînés, rompus à une mécanique infernale parfaitement huilée, qui vous embarquent sans temps mort et tambour battant dans une hystérie collective qui voit cette bourgeoisie s’enfoncer dans les situations les plus absurdes, les plus incongrues, de quiproquos en quiproquos, perdre pied en se les prenants dans le tapis des convenances et de l’adultère. Cette puce-là vous démange avec un bonheur fou.
Pour une paire de bretelle renvoyée par mégarde à monsieur, madame Raymonde Chantebise prend la mouche et, la puce à l’oreille, décide de tendre un piège à monsieur, se persuadant d’être trompée. Avec l’aide de sa meilleure amie, Lucienne, elle lui donne rendez-vous à l’Hôtel du Minet-Galant, le bien nommé, d’où provient ce colis. Monsieur Chantebise, innocent de tout adultère quoique flatté d’une telle missive, envoie son meilleur ami, lequel soupire après Raymonde, persuadé que la lettre lui était adressée. Las, le mari de Lucienne, un forcené, tombe sur la lettre, reconnaît l’écriture de sa femme. Seulement voilà entre monsieur Chantebise et le valet ivrogne de l’hôtel la ressemblance est frappante. Dans cet hôtel voué à l’adultère, il y a bientôt foule. Les portes claquent, les lits tournent, les répliques fusent, les horions pleuvent, la confusion la plus folle règne très vite. C’est du grand Feydeau, d’une précision toute diabolique. Tout bientôt échappe à nos personnages, tout s’emballe sans que rien ne puisse pouvoir arrêter cette folie qui gagne et emporte chacun.
Lilo Baur fait prendre l’air à nos petits bourgeois. Fini le confinement parisien, les toilettes empesées, les décors Belle Époque. Les voilà quelque part en province, il neige dehors, c’est Noël. Nous sommes dans les années 60, si joliment colorées, si pop et si sage. Dans cet intérieur ouvert vers l’extérieur, un aquarium en quelque sorte, tout est chic, tout est glamour, des meubles aux tenues portées par nos quidams. Ne manque pas, comme une évidence, les bois de cervidés au-dessus de la cheminée… Et quelques notes de mauvais goût, un coucou suisse velléitaire par exemple. Mais derrière ce vernis glacé de pages de magazines, modes et travaux, couve l’hystérie. Il suffit de peu, d’une paire de bretelles, d’un sosie, pour que tout ça explose fissa. Un véritable feu d’artifice pétaradant et qui crame chacun, les laissant à vif, à nu. Lilo Baur respecte la haute précision horlogère de Feydeau, difficile d’y échapper. Mais à ce formidable et ingénieux carcan elle ajoute, louchant ouvertement vers Tati et Blake Edwards, le burlesque et l’élégance. Mais cette élégance-là est un faux-nez, le chic est toc, tant les conventions s’effondrent, les comportements se dérèglent vite, les corps se décomposent, les relations se délitent. La mécanique sociale hoquète et s’enraye. La mécanique humaine déraille. Cette présomption d’adultère dénonce chez chacun les fantasmes inavoués qui vous tenaillent, et soudain prêts d’être potentiellement réalisés sans jamais pourtant franchir le pas. Il n’y a que les domestiques pour le faire sans état d’âme aucun. Et c’est dans cet hôtel borgne, hors de chez soi, hors de soi, que cette mécanique de cartoon déchaîné révèle chacun dans sa folie, ses failles, ses contradictions, sa vérité et atteint son apogée. On retrouve là, exacerbée, cette mise en circulation chaotique des corps propre à Feydeau, leur approche sans cesse différée et repoussée. On se cherche, on se fuit. On se cogne. Les acteurs, dans cette ronde infernale, jubilatoire pour les spectateurs toujours en avance sur les personnages et en attente fébrile de la catastrophe, dirigés au plus près, atteignent très vite des sommets, et ils sont hauts, dans la folie et le mensonge qui les engouffrent corps et bien. Totalement débridés, inventifs, mais fermement tenus par Lilo Baur, dans cet état de panique totale et d’urgence absolue qui les propulse toujours plus loin dans l’absurde, ne maîtrisant plus rien, ils sont tout simplement formidables tant ils montrent une belle et forte appétence à dessiner leur rôle, saisir leurs personnages dans leur pleins et déliés, leur loufoquerie involontaire, sans jamais tomber dans l’outrance et la caricature. Et le spectateur de s’exclamer comme nos personnages, sacrée puce !
© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française
La Puce à l’oreille de George Feydeau
Mise en scène de Lilo Baur
Scénographie Andrew D Edwards
Costumes Agnès falque
Lumières Fabrice Kebour
Musique originale et concept sonore Mich Ochowiack
Réglage des mouvements Joan Bellviure
Maquillage Carole Anquetil
Collaboration artistique Katia Flouest-Sell
Avec la troupe de la Comédie-Française
Thierry Hancisse*, Alexandre Pavloff, Clotilde de Bayser, Christian Gonon*, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau*Jérémie Lopez, Sébastien Pouderoux*, Anna Cervinka, Claire de La rüe du Can, Pauline Clément, Yoann Gassiorowski*, Jean Chevalier, Birana Ba*, Nicolas Chupin*, Clément Bresson*
*En alternance
Et les comédiennes et les comédiens de la promotion 2023-2014 de l’Académie de La Comédie_Française
Léa Tournier Bernard, Alexis Debieuvre, Victor Kyrylov, Elodie Laurence
Du 19 septembre 2023 au 1er janvier 2024 en alternance
Matinées à 14 h, soirées à 20 h 30
durée du spectacle 2h10
Comédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 Paris
Réservations 01 44 58 15 15
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