Critiques // La Promesse, adapté et mis en scène par Isabelle Janier, d’après La Petite Catherine de Heilbronn de Heinrich von Kleist, au Théâtre de l’Épée de Bois – La Cartoucherie – Paris

La Promesse, adapté et mis en scène par Isabelle Janier, d’après La Petite Catherine de Heilbronn de Heinrich von Kleist, au Théâtre de l’Épée de Bois – La Cartoucherie – Paris

Mar 24, 2020 | Commentaires fermés sur La Promesse, adapté et mis en scène par Isabelle Janier, d’après La Petite Catherine de Heilbronn de Heinrich von Kleist, au Théâtre de l’Épée de Bois – La Cartoucherie – Paris

 

 

 

©  Illustrations d’Isabelle Janier

 

 

ƒ article de Nicolas Thevenot

Quand je pénètre dans la salle de pierre du Théâtre de l’Épée de Bois, flotte un subtil parfum d’encens et d’éternité. Il y a l’actualité au dehors, et au-dedans : l’éternité. Cunégonde de Thurneck, sur un piédestal, imposante dans sa robe blanche de mariée, et puis, le Comte de Strahl, à quelques pas devant, retourné, un bras tendu vers elle, tous deux immobilisés. Le temps s’est arrêté. Un arrêt sur image, qui pourtant ne fait pas image, car l’espace n’a rien perdu de son épaisseur, l’espace pulse de la résonnance invisible, mais palpable, des corps et des esprits ainsi figés. Comme dans un rêve ou un cauchemar. Comme chez David Lynch.

Cet étirement du temps de la vision, comme une gangue qu’il faudrait déchirer, creusant autant l’espace que l’attention subconsciente du spectateur, est une entrée en matière, profondément juste et opérante. De même que l’entrée en scène de Catherine, déboulant au milieu de ce jeu d’échec, entre reine et roi, comme dans un jeu de quilles, vive et fraîche, troublée et troublante. Dans cette scène inaugurale, matrice de la pièce à venir, anticipant le motif et moteur paradoxal que le poème reprendra à la fin du premier acte, la petite Catherine déclare son amour au Comte de Strahl et, à sa demande, fait la promesse de retourner à Heilbronn et de ne plus suivre les pas de celui qu’elle ne cessait de suivre à la trace depuis le jour où elle le rencontra. Une histoire de trajectoires contrariées, le trait d’un pinceau se superposant à un autre trait de pinceau mais sans jamais le rejoindre. La Promesse est cette histoire du cœur et de la raison, portée à incandescence, exempte de toute mièvrerie et se hissant derechef à la hauteur du mythe.

Isabelle Janier adapte La petite Catherine de Heilbronn d’Heinrich von Kleist, et en concentre la dramaturgie dans cette promesse qui trace vers l’avenir sa ligne d’impossibilité, croisant simultanément ces autres lignes que projettent vers le réel les rêves du Comte de Strahl et de Catherine. Ainsi la structure du poème épique de Kleist se détache comme les lignes d’un tableau de Mondrian, formant angle droit ou parallèle. Lignes noires et distinctes qui, dans une contemplation approfondie, finissent par s’épouser par la grâce d’une loi harmonique dépassant la raison mathématique.

Il y a aussi dans ce texte un incroyable polymorphisme, convoquant autant l’épopée, le roman courtois, que le feuilleton populaire (on est surpris qu’aucun Netflix ne se soit encore emparé d’une telle matière propice à un développement haletant sur plusieurs saisons). Mais dans la mise en scène d’Isabelle Janier se dégage surtout la force du poème, de son écriture, brandie en majuscules dans la vaste plaine de la scène du Théâtre de l’Épée de Bois, puisant autant dans la fable médiévale que dans le drame romantique, finalement unique, mystérieux, irréductible. La distribution chorale de certains rôles (le père de Catherine, Cunégonde), s’autorisant reprises, échos, produisant fugues et canons, érige la musicalité, le rythme du poème comme l’architecture indispensable à l’art théâtral, clef de voûte de la cathédrale invisible. Si bien que l’épopée peut se jouer sans autres armes que celle des corps et des âmes, voix nues, devant le magnifique mur de pierre du Théâtre de l’Épée de Bois.

L’éclatement de certains rôles entre plusieurs comédiennes confrontées à d’autres personnages incarnés eux par des comédiens uniques participe aussi d’une stimulante dialectique de la figuration et de la dé-figuration, comme une peinture juxtaposant figuratif et abstraction, et en cela, déplace l’écoute du spectateur à une juste distance du poème. Une distance qui n’est d’ailleurs pas si éloignée de celle que l’on ressent à la lecture des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, dans cette position jouissive, dépassionnée et passionnante, où l’on peut enfin observer ce qu’aimer veut dire (en prenant littéralement l’expression).

Pour atteindre à son admirable objet, il manque toutefois à la troupe qui porte cette promesse de s’y abandonner véritablement. La justesse ne fait pas défaut, mais elle a tendance à se raidir sous l’effet de la force et de la volonté qu’y mettent les comédiens pour tenir leur partition. Ce jour-là, le plateau vocal était ainsi aplati par des voix toutes trop puissantes nivelant le paysage du poème, annihilant les choix de spatialité de ces voix.

Comme pour la petite Catherine de Heilbronn, il s’agira donc à l’avenir de lâcher prise, en faisant confiance au travail déjà fourni, et avant tout au poème de Kleist. Se laisser faire. C’est en se laissant faire que l’inattendu – que l’on appelle aussi miracle – se produira. Le théâtre, comme l’amour, adviendra à ce moment-là. Renoncer à toute volonté, qui sinon s’affiche et amoindrit la puissance du verbe poétique. Alors viendra, dans un silence imprévu, dans un souffle inconnu, la surprise d’une émotion prenant au dépourvu acteur et spectateur, alors que les mots feront résonner leur propre blessure dans la déflagration du présent.

Cette Promesse, j’y ai assisté en matinée le samedi 14 mars, la jauge limitée à moins de cent personnes, et en réalité passablement déserte. À peine sorti du théâtre, j’entendais le Premier ministre annoncer la fermeture des lieux recevant du public non indispensables, et donc des théâtres – la novlangue des autorités écorche nos âmes en ne s’embarrassant pas d’exactitude quant au choix de ses mots – jusqu’à nouvel ordre.

J’ai depuis beaucoup réfléchi à ce que le théâtre pouvait représenter pour moi, la promesse qu’il recelait à chaque lever de rideaux, comme acteur ou comme spectateur : la promesse vitale d’une expérience, intime et collective à la fois, explorant les territoires du sensible et de l’existence, la promesse nécessaire d’une ré-invention du monde, déconstruisant les habitus et les dogmes qui fossilisent nos vies, décomplexant la poésie de l’impossible.

Le théâtre, aussi souverain que ce ravissement de l’âme poussant Catherine à se jeter d’une fenêtre. Mais sans se jeter par la fenêtre.

 

©  Illustrations d’Isabelle Janier

 

La promesse, adaptation et mise en scène Isabelle Janier

D’après La petite Catherine de Heilbronn de Heinrich von Kleist

Traduction Yves Nilly

Avec Ava Baya, Isolde Cojean, Leïla Guigue, Zoé Guillemaud, Kristina Strelkova, Corentin Étienne, Pierre Pfauwadel

Assistante mise en scène et scénographie Lucie Mazières

Lumières Flore Dupont

Création musique Jeanne Susin, accompagnée de Olivier Schlegelmilch

 

 

 

Du 12 au 29 mars 2020, du jeudi au samedi à 20 h 30, samedi et dimanche à 17 h

Durée 1 h 45

 

 

 

 

Théâtre De L’épée De Bois

Cartoucherie – Route du Champ de Manœuvre

75012 Paris

 

Réservations : 01 48 08 39 74

www.epeedebois.com

 

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed