© Matila Malliarakis et © Carmen Mariscal
ƒƒƒ article de Léa Suzanne
Le nom de Madame Urich n’évoque rien en vous ? De façon désespérée, mais courageuse, vous tentez de convoquer votre prof alsacienne de 5e, ou la mère d’une vague correspondante allemande ? Vous n’y êtes pas, mais on ne saurait vous en vouloir. Madame Ulrich est une autrice de théâtre de l’Ancien Régime. Son travail, pourtant joué à la Comédie Française, a sombré dans l’oubli. Elle-même a connu un sort tragique : on a « volé » ses pièces, et elle a disparu un jour, sans laisser de traces, sans doute victime de la jalousie de Madame de Maintenon, la nouvelle favorite du roi.
Madame Ulrich, et ses pièces, font donc partie de ce « matrimoine » invisibilisé qu’Aurore Evain, avec un courage et une ténacité sans égale, tente de faire renaître depuis près de deux décennies, à coups d’éditions scientifiques (Le théâtre de femmes de l’Ancien Régime, Classiques Garnier/Presses de Saint-Étienne), de conférences, et donc de mises en scène. On se souvient de l’enchanteur Favori de Madame de Villedieu, vu auparavant. Mais alors que Le Favori était monté selon des canons « classiques » (cela a-t-il d’ailleurs un sens ici ?), avec musique baroque, superbes costumes et beaux orangers, Aurore Évain a fait un choix plus radical pour cette Folle Enchère : une modernisation assumée, l’insertion de chansons contemporaines (Mylène Farmer, Brigitte Fontaine, Eddy de Preto…) interprétées en live, une esthétique camp assumée, qui peut en désorienter plus d’un : comme le dit Aurore Évain elle-même, toute licence est permise quant à la mise en scène d’un classique ; aucun souci, par exemple, à voir un Dom Juan décalé, disons, en queer ou à le « dégenrer », puisque tout le monde en connaît l’intrigue. Mais le risque est grand pour une pièce dont la fable n’est connue de personne.
Comme pour Le Favori toutefois (et c’est tout à l’honneur d’Aurore Évain de choisir avec autant d’intelligence ses sujets), le trouble dans le genre est contenu dans la pièce de Madame Ulrich, ce qui en souligne « l’actualité » (s’il faut avancer des arguments pour la reprise de la pièce, à des centaines d’années de distance). Soit une cinquantenaire qui refuse de vieillir : elle a un fils en âge d’être marié, mais n’a aucun envie de devenir grand-mère. Il faut donc empêcher ce mariage, tandis que de l’autre côté, les jeunes gens et les valets s’emploient à le faire aboutir. La prétendante du fils s’emploie donc à se déguiser en homme, et à… séduire sa future (ex-)belle-mère. Tout sera bien qui finit bien ; le mariage se fera. On ne dira rien des tourments finaux de la dame, doublement flouée, pour qui Aurore Évain sait trouver d’émouvants, voire tragiques accents.
Pour sa mise en scène, Aurore Évain s’est entourée d’une plasticienne (Carmen Mariscal) qui imagine un jeu de miroirs mesguischien – les images sont somptueuses, magnifiées par les éclairages subtils et bien pensés. Pour les costumes, Tanya Artioli a imaginé des créations étonnantes – en particulier pour l’héroïne, Mme Argante, mixte de Reine Vierge et de Reine maléfique Disney. Il faut dire qu’Isabelle Gomez y apporte sa technique et son abattage impeccables, portant la pièce de bout en bout. Catherine Piffaretti, en suivante rouée, joue sur les conventions de jeu « classiques » en les faisant, précisément, jouer : la partition est piégeuse, mais elle est réussie. L’épilogue de la pièce, dit avec chaleur par Julie Ménard, rappelle les mots finaux de Rosalinde dans As you like it : sauf que là, c’est véritablement une femme qui les écrit et les dit.
On voit déjà nombre de spectateurs froncer le nez. Ah oui, un truc féministe, de femmes… Il est curieux que la question ne se pose pas sur des pièces « de mecs » (au hasard, Corneille ou Strindberg) qu’on n’osera même pas qualifier de masculinistes mais… enfin quand même non ? On ne saurait donc qu’inviter les spectatrices et les spectateurs à aller voir, sans préjugé aucun, La Folle Enchère, pièce folle et inconnue. Qu’elle ait été écrite par une autrice oubliée n’a finalement peu d’importance, si elle plaît. Et si elle ne plaît pas, ce n’est pas parce que c’est une autrice qui l’a écrite, n’est-ce pas ? Là est le seul risque.
© Matila Malliarakis et © Carmen Mariscal
La Folle Enchère de Madame Ulrich
Mise en scène d’Aurore Evain
Assistée d’Anne Segal
Musique : Benjamin Haddad Zeitoun (basse), Matila Malliarakis (violoncelle) en alternance avec Nathan Gabily (guitare)
Costumes de Tanya Artioli
Scénographie de Carmen Mariscal, assistée de Marcel Montes de Oca Tlalpan Lumières de Jean-Michel Wartner
Avec : Isabelle Gomez, Benjamin Haddad Zeitoun, Matila Malliarakis en alternance avec Nathan Gabily, Julie Ménard, Catherine Piffaretti.
Du 28 novembre au 8 décembre 2019
Du jeudi au samedi à 20 h 30
Samedi et dimanche à 17 h
Durée 1 h 20, à partir de 10 ans
THÉÂTRE DE L’ÉPÉE DE BOIS
Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Réservation au 01 48 08 39 74
www.epeedebois.com
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