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La estupidez de Rafael Spregelburd, collectif Transquinquennal, théâtre Paris-Villette, Festival Paris l’Eté

Juil 25, 2017 | Commentaires fermés sur La estupidez de Rafael Spregelburd, collectif Transquinquennal, théâtre Paris-Villette, Festival Paris l’Eté

© Herman Sorgeloos

 

ƒƒ  article de Corinne François-Denève

 

Il y a presque dix ans, on avait gardé un souvenir ébloui d’une Estupidez trépidante. C’était alors la découverte de Rafael Spregelburd. A Chaillot, dans une mise en scène d’Elise Vigier et de Marcial Di Fonzo Bo (qui avait aussi traduit la pièce, avec l’aide de Guillermo Pisani) Karin Viard, Marina Foïs, Pierre Maillet, Grégoire Oestermann et le metteur en scène lui-même interprétaient à eux seuls vingt-cinq personnages, courant en tous sens sur le plateau et débitant à un rythme échevelé des répliques tour à tour très profondes ou très connes – à moins qu’elles ne soient en même temps, comme on dit maintenant, très profondes et très connes (« la estupidez »/ « la connerie » ; c’est après tout le titre de la pièce). Tandis que les spectateurs parisiens, désarçonnés, partaient en faisant claquer leurs sièges, les autres tendaient l’oreille vers des répliques qui atteignaient comme par miracle leur but, vers des corps qui se démenaient sans cesse sur scène, pour toujours se retrouver là où il fallait qu’ils soient, dans une pièce qui joue jusqu’au vertige des espaces contigus et des temporalités simultanées. Entretemps, à la Mousson d’été 2016, on avait vu le collectif belge Transquinquennal se frotter à l’exercice ingrat de la lecture à la table d’une autre pièce de Rafael Spregelburd, Philip Seymour Hoffman, par exemple. La folie sud-américaine avalée par l’absurde belge : quitte à faire dans le cliché, on attendait beaucoup de cette Estupidez-là.

Dans la moiteur d’une nuit parisienne qui s’installe, la pièce peine à démarrer. Si l’on n’avait pas vu la pièce avant, si l’on ne savait pas que vont se succéder dans cette chambre de motel des personnages divers, prenant en charge des intrigues apparemment sans rapport entre elles, il aurait été très difficile de comprendre cette suite discontinue de saynètes, qui mêlent des policiers amoureux, des marchands de tableaux vendeurs de vent, un mathématicien fou et désargenté, des beaufs en quête de martingales magiques et des hôtesses de boîtes miteuses en mal d’amour. L’accent fort prononcé d’une comédienne n’aide pas à comprendre les répliques, non plus que la voix off initiale, celle de Mr Ambush, qui présente l’intrigue relative au tableau, et que le débit, rapide, rend presque inaudible – c’est peut-être fait exprès, d’ailleurs. Lorsque les acteurs passent derrière une vitre, qui permet certes au collectif de jouer sur deux espaces, l’affaire se complique singulièrement. Le public se disperse, regarde en l’air, cherche à s’aérer. Quelques spectateurs rient à certains effets, à des « punchlines » bien assénées. Beaucoup restent de marbre. Lorsqu’un comédien se lance dans un exercice de cabotinage assumé, incarnant Lee Okazu Buckley, dit « Okazu » (prononcez : « okazou »), acheteur japonais qui n’a rien de japonais, sauf un accent haché qui ferait frémir Michel Leeb lui-même, le schisme est évident, le drame est consommé, la salle se divise en deux, entre ravissement enfantin (« oh, il ose, c’est drôle ! ») et colère scandalisée (« franchement…. Sortons »). C’est l’entracte, les aficionados resteront, les autres partent dans la nuit étoilée. Dans la seconde partie de la pièce, le collectif, lancé enfin sur ses rails, trouve un rythme plus sûr ; l’intrigue, qui resserre ses fils, y aide aussi. L’heure finale passe comme un charme : enfin on se laisse aller, les acteurs disparaissent sous un lit et réapparaissent ailleurs dans un autre accoutrement (comment ont-ils fait ?), la pièce ose un moment atrocement politiquement incorrect dont on se dit qu’il sert de récompense à ceux qui sont restés, et à la fin on applaudit sans réserve à ce tour de force de trois heures, rondement mené, mais dont on ressort avec quelque regret.

Est-ce la nostalgie d’une première fois à la sauce Marcial di Fonzo Bo ? Ou l’absence, peut-être, quand bien même le professionnalisme et le talent des acteurs du collectif sont indéniables, de « monstres » de scène comme Foïs, Viard, Di Fonzo Bo, qui emportaient tout sur leur passage ? Eux semblaient faire passer les énormités et les possibles longueurs du texte, et en arasaient, véritables Attila de la scène, la difficulté foncière. Face à cette « connerie » (farce ? « burla » espagnole ?), le spectateur hésite en effet : doit-on la prendre au premier degré et considérer que cela ne vole guère plus haut que la telenovela, la série à la chaîne, la littérature sentimentale, le roman policier de gare, le théâtre de boulevard le plus bas, l’humour potache dont nous abreuve le petit écran – et rire, simplement ? Doit-on chercher un second degré dans une pièce qui déploie justement des intrigues-gigogne là où les récits visés (et parodiés ?) ne peuvent assumer que la linéarité la plus simpliste ? Mais pour comprendre cette parodie, encore faudrait-il justement maîtriser tous les codes des genres initiaux – ici, ils foisonnent, et certains nous sont inconnus. Ou alors doit-on penser à un troisième degré et investir plus avant ce texte qui parle de l’imposture de l’art, du journalisme spectacle, et de l’apparente vérité de la science – que seuls comprennent un mathématicien humainement dysfonctionnel, une journaliste superficielle, et une handicapée privée de langage articulé ? Et puis il s’agit avant tout de jouer cela, dans son épaisseur et son ambiguïté, de faire de ce texte riche et diffus un spectacle. Peut-être est-ce cela que Transquinquennal a (un peu) manqué : on ne sait finalement si Magritte peut se plaire à Buenos Aires, et si ceci n’est pas une pipe – ou si ceci n’est pas La estupidez.

 

La estupidez de Rafael Spregelburd

Traduction Marcial Di Fonzo Bo et Guillermo Pisani

avec  Bernard Breuse, Miguel Decleire, Kristien De Proost, Pierre Sartenaer, Mélanie Zucconi

Dramaturgie Stéphane Olivier
Scénographie et costumes Marie Szersnovicz
Assistanat à la scénographie Anette Hirsch
Technique et lumière Laurence Halloy, Bart Luypaert
Management Brigitte Neervoort

Coproduction  Transquinquennal, Théâtre de Liège, Théâtre Les Tanneurs, Tristero. Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (service du Théâtre), de Wallonie-Bruxelles International et de la Vlaamse Gemeenschap. L’Arche est agent théâtral du texte représenté.

En partenariat avec le Théâtre Paris Villette
Durée : environ 3 h avec entracte

Grande salle

Mercredi 19 juillet à 20h
Jeudi 20 juillet à 20h
Vendredi 21 juillet à 20h

Théâtre Paris Villette
211 avenue Jean Jaurès
75019 Paris

www.parislete.fr

 

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