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La déplacée ou la vie à la campagne, de Heiner Müller, mise en scène de Bernard Bloch au Théâtre du Soleil

Mai 08, 2016 | Commentaires fermés sur La déplacée ou la vie à la campagne, de Heiner Müller, mise en scène de Bernard Bloch au Théâtre du Soleil

Article d’Anna Grahm

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© Benoite Fanton

En 49, le monde est en ruine et l’on porte partout en triomphe l’avènement d’un monde meilleur. Ceux qui hier étaient sous la botte d’Hitler veulent relever le défi d’une toute autre logique et inventer des lendemains qui chantent. Ainsi bougent les lignes d’une terre exsangue, ainsi se déplacent les horizons et ce faisant clôturent les anciennes utopies pour se séparer des mémoires trop pleines.

La voix off nous rappelle l’historique de la pièce, le jour où elle a été jouée et sa censure immédiate par les cadres du parti. D’emblée la mise en scène de Bernard Bloch donne au public les clés de lecture et interroge cette révocation sans appel.

Sur le plateau nu, des chaises en demi cercle, noire, rouge, jaune, suggèrent à la fois un espace ouvert à la circulation de la parole et l’endroit du monde d’où elle vient. Avec leur costume, jeans et tee-shirt noirs, les jeunes acteurs collent à l’uniformisation de l’idéal socialiste qu’ils prônent.

La mise en place paraît dans un premier temps, hypnotique, voire trop statique. Mais ce jeu empesé de marionnettes va bientôt révéler la mutation des personnages et les déplacements vont se fluidifier. A cause de leurs contradictions, leur endoctrinement et l’inévitable dimension de la nature humaine à la domination des uns sur les autres, leur marche vers le communisme va s’accélérer.

Si la redistribution des terres collent à leurs rêves égalitaires, l’attitude de ces jeunes gens reste calquée sur une image, comme s’ils étaient tous suspendus, freinés dans leurs mouvements par cette perception commune. Chez eux il n’y a pas d’affect, pas de transports joyeux, pas de passion et si par hasard quelqu’un s’émeut ou se plaint, on a vite fait de le recadrer. Ce qui compte par-dessus tout c’est la force de caractère et surtout de travail que l’on nourrit consciencieusement à la bière.

Ainsi s’impose la saisie des esprits, on en dispose de la même façon qu’un corps de femme. Le verbe à la hussarde. On prend un cageot pour une estrade, on abreuve le travailleur de discours fleuve, et pour qu’il tranche définitivement dans ce dilemme d’un avenir radieux ou d’un présent comblé, on musèle les réactions trop spontanées et on les ramène à l’échelle du peuple.

Mais le quotidien ne fait pas de cadeau, avec ses quotas de viande, ses contingences, ses privations, ses dettes. L’heure des sommations a sonné, les prêches de culpabilisation sur l’absence de rendement enflent, et la défense des paysans toujours plus fragile, se dégonfle lentement.

Le principe de collectivisation qui avance sans le dire, qui va être appliquée provoque une crise de confiance chez les nouveaux paysans et une vague de suicides ou de fuites vers l’Ouest. Écrasés par les rythmes de travail harassants, les conditions de vie de plus en plus âpres et difficiles, les tensions entre les hommes se multiplient. Mais il ne fait pas bon d’être un opposant du pouvoir en place et le groupe est toujours là en embuscade pour veiller au grain, dénoncer les fauteurs de trouble. Il se déplace d’un seul homme d’un bout à l’autre du plateau, galvanisé par la persuasion ou la peur, adoube la mécanisation en marche, approuve les manigances, se laisse endormir par les promesses d’avenir.

Heiner Müller écrit le crédo de l’époque au cordeau. Bien qu’il se place du côté du dogme, il offre un point de vue inédit sur les paradoxes et le mode de fonctionnement de chacun, et se retrouve malgré lui à la limite de la satire. Il y décrit une société brutale, phallocrate et manipulatrice. Sa démonstration de fouiller au plus près l’idéologie sans concession ni aucun jugement de valeurs, lui a valu la réprobation de ses pairs. Une grande leçon que nous livre l’auteur à postériori. Plutôt de perdre son énergie à dénigrer, fustiger, examiner à la loupe les visées et les résultats d’une politique. L’absence de critique finit par être une critique.

La déplacée ou la vie à la campagne
Texte Heiner Müller
Traduction Irène Bonnaud et Maurice Taszman
Mise en scène Bernard Bloch
Assistante à la mise en scène Natascha Rudolf
Scénographie et costumes Bernard Bloch et Xavier Gruel
Musique Joël Simon
Avec Djalil Boumar, Deborah Doxoul, Ferdinand Flame, Robin Francier, Carla Gondrexon, Agathe Herry, Hugo Kuchel, Juliette Parmentier, Jeanne Peylet
Du 4 au 22 avril 2016
Du marcredi au vendredi à 20h, le samedi à 15h et à 20h, le dimanche à 15h

Théâtre du soleil
Cartoucherie – Route du champ de Manœuvre – 75012 Paris
réservation 01 43 74 24 08
www.theatre-du-soleil.fr

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