© Luc Jacquin
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
La Brande rime avec bande, bringue et Borde, cette institution psychiatrique installée dans le Loir et Cher où la souffrance psychique fut accueillie dès les années 1960 dans un groupe contenant et où l’on accordait une valeur aux désirs de chacun, à la fête, au rêve et au vagabondage. Soigner l’hôpital en même temps que les malades, cette belle utopie se concrétisa dans ce château perdu au milieu des bois, peuplé de pensionnaires qui venaient librement se protéger d’un monde devenu trop anxiogène. Avec La Brande, Alice Vannier nous immerge dans l’esprit unique de l’endroit et cette attention que chacun portait aux autres.
Salle des pas perdus ou grand salon, tout se passe sur une cour des miracles hétéroclite où se croisent résidents et médecins, espace de vie et lieu thérapeutique toujours en mouvement ; ça cause, on distribue les médicaments, on s’y réunit pour régler les problèmes ordinaires d’une institution et on y répète Comme il vous plaira, le spectacle de l’année.
Avec un sens accompli du rythme, de la composition et des plans, la mise en scène alterne les silences et les cris, le brouhaha des répétitions et la lenteur d’un quotidien fait de quelques gestes ébauchés, de regards, de bribes d’échange dans un groupe extrêmement solidaire malgré les prises de bec, souplesse et ritualisation d’une routine au jour le jour, à la nuit la nuit, quand un gouffre d’angoisse tord les tripes et que tout risque d’exploser. Les comédiens changent de rôle à vue comme de chemise.
La folie nous renvoie à une certaine laideur parce qu’elle s’accompagne souvent de tics, de compulsions du corps et d’une déformation des traits, on fuit le regard des aliénés. La Brande nous interroge sur notre rapport à cette difformité par la justesse des acteurs qui ne « jouent pas les fous ». Leur incarnation délicate transforme cette « laideur » en une grâce à l’éloquence subtile, on ne peut oublier Christian, joué par Simon Terretoire, le grand mélancolique, tellement lucide qu’il en crève. Sa vision de nos misérables petites vies ordinaires et sa recherche d’un idéal pour échapper à sa prostration nous glace d’effroi. Quelques personnages émergent lors de séquences burlesques, ainsi Michel, l’obsessionnel maniaque de l’ordre qui se voit débordé par le bazar d’un petit déjeuner improvisé, raide comme une asperge, nord, sud, est, ouest, son espace mental est structuré comme à l’armée. Il se déplace par propulsion millimétrée sur des diagonales imaginaires : Adrien Guiraud, qui nous avait marqué dans Bartleby au théâtre Gérard Philippe, est follement drôle.
Certains résidents errent de leur chambre au salon sans arrêt et sans savoir que faire, enchaînant les cigarettes les unes après les autres ou laissant libre court à leurs compulsions. Il est des discussions tristes et vides ne menant à rien, ou passionnantes à la dérobée, des moments de défoulement général. On capte le sourire d’un médecin quand il semble s’amuser de la situation ou se questionner sur son utilité, la chaleur de sa main qui calme, l’intensité de son écoute. Que fait-on ici ?
Au final la représentation tient du miracle joyeusement foutraque comme à la Borde, tant le regard des tiers galvanise soignants et soignés. Sous leurs oripeaux, les illuminés mal fagotés d’Alice Vannier ont une présence incroyable, avec une étrange correspondance entre leur situation et la pièce. La forêt d’Ardenne de Shakespeare abrite des transfuges qui ont choisi de vivre à l’écart de la société, à l’image de Jacques, le grand mélancolique dont le monologue célèbre appelle notamment à l’humilité, la vie d’un homme possédant la brièveté d’une pièce de théâtre. Le plateau charrie fougères, branchages et feuilles mortes, comme un surgissement de l’infra moi qui se joue des normes sociales, insignifiant aux yeux du monde.
« Que sont [nos utopies] devenues, que nous avions de si près tenues et tant aimés, elles ont été trop clairsemées, je crois le vent les a ôtées », Rutebeuf nous accompagne aux marches de la Cité Universitaire ; courez rencontrer Michel, Maurice, Christian, Emilienne et tous les autres, fous mais pas idiots, presque des amis à l’issue des deux heures de spectacle. Magnifique moment de vérité au théâtre sur la beauté d’une humanité qui perd la raison, parle d’or et mérite mieux que l’indigence des moyens qui lui sont alloués aujourd’hui !
© Luc Jacquin
La Brande, écriture collective de la compagnie Courir à la catastrophe
Mise en scène : Alice Vannier avec la collaboration de Marie Menechi
Scénographie : Lucie Auclair
Lumière : Clément Soumy
Son : Robert Benz
Costumes : Léa Emonet
Avec : Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Simon Terrenoire, Sacha Ribeiro et Judith Zins
Durée : 2h15
Jusqu’au 5 février, lundi et mardi 20h, jeudi et vendredi 19h, samedi 18h
Théâtre de la Cité Internationale
17 bd Jourdan
75014 Paris
Réservation : 01 85 53 53 85
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