© Simon Gosselin
ƒƒ Article de Sylvie Boursier
Imaginez un radeau lancé sur la crête d’une immense vague en pleine tempête. Journée de noces chez les Cromagnons ressemble à cet esquif de survie d’une famille dans un pays en guerre. En fait de radeau, c’est un simple appartement, un caisson presque hermétique, de guingois, aux vitres plastifiées et aux portes branlantes. Les membres de la fratrie s’accrochent les uns aux autres comme à des bouées pour replonger à chaque fois dans un dialogue acrobatique, où les mots, crus, poétiques, violents, donnent autant le vertige qu’ils évitent de justesse les noyades. La guerre rend fou. « Votre langue n’est pas un vêtement, disait Freud, mais votre propre peau », celle de Wajdi Mouawad se fait cri pour couvrir le bruit des bombes de plus en plus proches.
Aïda Sabra est la mère, une mère dont la présence éclate, capable d’illuminer les ténèbres comme d’écraser l’éclat de lumière dans une éruption de colère. On pense aux films de Rossellini, aux personnages incarnés par Anna Magnani qui transforment le tragique en excès de vie, avec violence et tendresse.
La famille, on se la prend en pleine poire quand les combats obligent au confinement en vase clos. Aly Harkous est Neel, le fils cadet, grande asperge à la Buster Keaton, poète du voyage immobile en équilibre instable, comme en apesanteur, le seul à appréhender sa mort prochaine. « J’aime pas la famille » pourrait dire ce clown tragique « eh bien tu la boufferas quand même, les patates sont pourries et y a plus de farine ». On frôle le grand guignol par moment avec un mouton à égorger sur le tapis de l’entrée.
Au Liban, ce jour-là, tout se joue dans la cuisine rapatriée au salon, entre houmous, baklava et francs-tireurs, on prépare la noce de la fille, comme Vladimir et Estragon attendaient Godot. Sans passé ni futur, les naufrageurs attendent un fiancé hypothétique, sans illusion sur sa venue. La fiancée elle-même s’est réfugiée dans une catatonie mélancolique, « La narcolepsie est un don de Dieu dans un pays en guerre ». Cette Belle au bois dormant d’un pays éventré, entre deux sommeils profonds, évoque un passé joyeux qui n’est plus, ou un avenir qui ne sera pas.
Musique, souffle et texte s’entremêlent pour devenir rythme, battements du cœur et jeu organique des comédiens chauffés à blanc, tous excellents.
Oppositions tranchées, répliques qui joutent en esquives ou en provocation, le ballet hystérique, d’un comique irrésistible, fleurte avec la tragédie. Tels des îles abandonnées de tous, comment pourraient-ils croire à l’avenir quand il pleut des snipers ? Les corps disent la solitude, l’enfance encore proche des jeunes, la souffrance, l’espoir d’une reconnaissance ; un spectacle à fleur de peau, comme le journal intime d’un jeune dramaturge de 26 ans, Wadji Mouawad que l’on voit incarné par Jean Destrem derrière une fenêtre lors de son exil au Canada, en quête de personnages qui vivent sous nos yeux.
Il ne sait comment terminer sa pièce, quand c’est fini, ça recommence en arabe libanais si beau, dommage que l’auteur en retrait n’interagisse pas avec ses créatures comme Pirandello.
Journée de noces chez les Cromagnons est le cri polyphonique des gens de Beyrouth ou de Gaza, qui ont perdu leur voix, un cri pour contrer la mort, la décrépitude des rêves, tous ces renoncements quotidiens qui, accumulés, se muent en trahisons. Le grand cri de l’attente, de la solidarité qui sauve, de l’espérance tenace. Les saltimbanques libanais jouent leur propre vie au quotidien fantasmée par Wadji Mouawad. À leur manière – qui n’est pas tendre – ils parlent d’amour, d’abandon, de solitude, du regard de l’autre, des rêves qui donnent des ailes ou qui retiennent au sol.
Mère Courage de Brecht n’est-elle pas célèbre elle aussi pour son cri, qui disait « le printemps vient, debout chrétiens. La neige fond, sur tous les morts et tous ceux qui se traînent encore repartent en guerre sur les grands chemins ».
© Simon Gosselin
Journée de noces chez les Cromagnons, texte de Wajdi Mouawad (éditions Actes Sud-Papiers)
Spectacle en libanais surtitré en français, traduit en libanais par Odette Makhlouf
Mise en scène : Wadji Mouawad
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumières : Laurent Matignon
Costumes : Isabelle Flosi
Musique : Nadim Mishlawi
Avec : Fadi Abi Samra, Jean Destrem, Layal Ghossain, Aly Harkous, Bernadette Houdeib, Aida Sabra
Durée : 2h
Jusqu’au 22 juin, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30, le dimanche à 15h30
Théâtre National de la Colline
15 rue Malte-Brun
75020 Paris
Réservations :
01 44 62 52 52
www.colline.fr
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